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AFFAIRES DE BUÉNOS-AYRES.

Il fut décrété de haute trahison, jeté dans un cachot, jugé et condamné à mort. L’intervention des consuls de France et d’Angleterre fit suspendre l’exécution de Bacle ; on lui rendit même sa liberté ; il put rentrer dans sa famille, où il mourut quelque temps après.

Pierre Lavie tenait un café qu’il avait fondé lui-même et qui prospérait. Un soupçon de vol plana sur lui, l’autorité se saisit de l’affaire. Lavie fut livré aux tribunaux, convaincu légalement, et condamné à six mois de prison.

Bacle était Suisse, mais sous la protection de la France ; Lavie est citoyen français.[1]

Notre agent prétendait que le jugement des tribunaux, dans ces deux affaires, était inique, et réclamait contre leur décision, comme violant le droit des Français. Le gouvernement argentin soutenait au contraire que les formes légales de la république avaient été respectées, et maintenait les arrêts de ses tribunaux, qu’il adoucit seulement en faveur de Bacle.

Un autre grief encore vint figurer dans nos plaintes. Une loi fondamentale de la république dénationalise les étrangers après deux ans de séjour sur le territoire argentin. En vertu de cette loi, on avait imposé le service de la milice à deux Français ; le vice-consul exigeait qu’on les déchargeât de cette obligation.

§ II. — RUPTURE. — DÉCLARATION DU BLOCUS ET SES PREMIÈRES CONSÉQUENCES.

Dès que notre agent consulaire eut pressenti les nouvelles dispositions du gouvernement français, il se mit à l’aise dans ses sentimens personnels ; sa parole devint vive : nos réclamations, faites jusqu’alors avec l’accent de la prière, portèrent avec elles la menace. À ce brusque changement, le dictateur de Buénos-Ayres, loin de se laisser abattre, se raidit davantage. Il s’étonna que l’agent qu’il reconnaissait à peine comme consul revendiquât des priviléges diplomatiques et osât s’arroger le droit de traiter des questions qu’un chargé d’affaires seul eût pu aborder. Jamais il ne voulut voir en notre vice-consul le vrai représentant de son pays, ni trouver dans son langage l’expression des volontés de la France ; il dédaigna même de répondre, comme si ce n’eût été qu’une moquerie.

D’un autre côté, nos compatriotes s’échauffaient et prenaient une part active dans la querelle. C’est une chose curieuse à observer que la population française dans toutes les républiques espagnoles. Composée en grande partie d’ouvriers et d’artisans de toute sorte, de tailleurs, de cordonniers, de boulangers, d’ébénistes, de commis attachés à des maisons de commerce, d’individus qui pour la plupart ont été obligés de quitter leur patrie, soit parce qu’ils n’y pouvaient trouver qu’une existence misérable, soit parce que de mauvaises affaires les en ont chassés, tous ces hommes enfin qui n’étaient rien en France, transportés tout à coup au milieu d’une civilisation informe, s’y

  1. Dans son édition suivante du 15 février 1841, la Revue fait une remarque concernant les trois paragraphes précédents.