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intérêts du pays. Dans ces régions lointaines, où la loi n’est souvent qu’un vain mot, où la volonté du chef constitue presque toute l’autorité, plus d’une occasion devait s’offrir pour compromettre les deux nations et les entraîner dans un conflit. Au milieu d’un peuple à peine organisé, les étrangers ont toujours quelque réclamation pendante, soit pour violation de priviléges, soit pour déni de justice ; il suffisait d’aigrir un peu les plaintes ou de les présenter sur le ton de la menace.

À cette époque, c’était vers la fin de 1837 et dans les premiers mois de 1838, le ministère français éprouvait de graves embarras : la coalition des opinions les plus divergentes qui s’était formée contre lui le menaçait d’une crise. En présence de cette situation difficile à l’intérieur le gouvernement sentait d’autant plus vivement le besoin de terminer avec éclat nos affaires d’Amérique. De là les expéditions du Mexique et de Buénos-Ayres. Certes, il n’entra jamais dans les vues des ministres de la France de lancer leur pays, par distraction seulement, dans une querelle longue et coûteuse, au risque d’un conflit sanglant, dont l’issue nous poussait forcément à prendre pied sur les bords de la Plata, et à nous fourvoyer dans les guerres civiles d’un pays séparé de nous par deux mille lieues de mer. L’idée n’était pas venue davantage d’employer ainsi cinquante navires de guerre et plus de cinq mille matelots sans but, sans espérances, alors qu’on pouvait déjà pressentir les germes d’une guerre générale en Europe. Mais on représentait le gouverneur Rosas comme un tyran atteint de folie, comme un chef perdu de crédit, désormais sans influence sur son pays, et qu’une simple menace de la France amènerait à résipiscence, ou ferait infailliblement tomber. Sur ces données, dont on ne vérifia pas assez l’exactitude, l’agent consulaire reçut l’ordre de réunir tous ses griefs contre l’administration de Buénos-Ayres, d’insister sur nos réclamations, et de faire entendre au dictateur de la République Argentine un langage énergique.

On commettait une étrange erreur dans l’appréciation des ressources du général Rosas ; mais à qui la faute ? Un gouvernement, quel qu’il soit, ne peut se former une idée précise des contrées lointaines où il entretient des relations que sur les rapports de ses agens. Si les faits que nous allons retracer provoquent quelque désapprobation, que le blâme en retombe sur les hommes qui, chargés de la grave mission de juger des forces de l’ennemi, de mesurer le danger et de rendre compte des faits, se firent sans doute illusion à eux-mêmes, prirent leurs désirs pour la réalité, et entraînèrent leur gouvernement et leur pays dans des dépenses sans profit et sans gloire.

Les journaux ont retenti si long-temps de nos griefs, qu’il suffira de rappeler ici les principaux.

César-Hippolyte Bacle avait établi à Buénos-Ayres une imprimerie lithographique. Ses affaires allaient mal : il forma le projet de transporter son établissement au Chili, où il avait fait un voyage. Il publia sur l’administration de la république quelques articles où le gouvernement de Rosas était amèrement critiqué[1]. Bacle avait en outre des relations avec l’ex-président Rivadavia.

  1. Dans son édition suivante du 15 février 1841, la Revue, propose de lire plutôt : « Il (Bacle) exprima hautement sur l’administration de ce dernier pays des opinions qui parurent au général Rosas une critique amère de son gouvernement. »