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explique l’enthousiasme et le désintéressement qui dirigent ces prétendues transactions commerciales, véritables œuvres de piété. Moines, centons, derviches, marabouts décorés du titre générique de saints inondent les côtes d’Afrique. Pas de tribu, pas de ville qui ne les compte par centaines. Les uns, fous ou idiots, dont la misère est respectée comme une manifestation d’Allah ; les autres, ambitieux, intrigans, spéculateurs pleins d’intelligence et de tact, peuvent tout sur les esprits crédules. Le sultan profite de leur pouvoir et l’étend après se l’être assimilé ; c’est l’unique ressort de son autorité sur les Bérebères et dans tout l’Atlas. Les saints apaisent les révoltes sans coup férir ; instigateurs de toutes les révolutions du Maroc, de tous les changemens de dynastie, ils ont eux-mêmes fondé la dynastie régnante des shérifs, dont un saint, descendant du prophète, venu d’Iambo, fut la première souche. Dangereux ennemis, difficiles à discipliner et à maîtriser, on parvient aisément à exalter les populations par le fanatisme même qu’ils propagent.

Abd-el-Kader a trouvé dans ces moines toute sa force. Soufflant à l’oreille de ces sauvages le nom maudit des chrétiens, embrasant de haine leur imagination, flattant toutes leurs passions, il les a lancés dans la route de son ambition, dont ils sont devenus les instrumens actifs. Ce sont eux qui lui créent des prosélytes, surtout à Fez, qui renferme, de toutes les populations du Maroc, la plus homogène, la plus nombreuse, la plus riche et la plus éclairée.

Fez n’est plus la ville merveilleuse qu’a décrite Léon l’Africain ; cependant ses lumières, son opulence et son industrie lui conservent le premier rang parmi les cités africaines. Sa population, évaluée à plus de cent mille ames, ne nous semble pas atteindre ce chiffre. Mais on doit ajouter à cette population celle de Méquenez, éloignée de huit lieues seulement, habitée par quarante ou cinquante mille ames, et dont la destinée politique est inséparable de celle de Fez. Long-temps capitale unique d’un état distinct, ennemi du royaume de Maroc et supérieur à ce royaume par les mœurs et les lois, Fez se souvient encore de cette supériorité isolée. La race du sultan actuel n’appartient pas au royaume de Fez. Le fondateur de sa dynastie vient de l’Arabie, et ses descendans se naturalisèrent dans une province de l’état de Maroc, la province de Tafilet, située au-delà de l’Atlas. Pour les citoyens de Fez, ces souvenirs ne sont pas sans amertume. Située à quatre journées de Tlemcen[1], au fond d’un vallon que dominent des hauteurs accessibles, Fez n’est pas à l’abri d’un coup de main.

  1. Il s’agit de Tlemcen province, et non de la ville de Tlemcen. (Erratum de la page 900.)