« N’est-ce rien, dit Charles Nodier[1], que cette piquante figure d’énuniération qui caractérise avec une précision fantasque l’aplomb imperturbable des menteurs de profession ? Je l’avois regardée jusqu’ici comme une invention de Rabelais, & je la trouve à toutes les pages des Chroniques. Il faudroit donc qu’il l’eût dérobée à ses prédécesseurs, & on ne faisoit guère avant Rabelais de l’esprit à la manière de Rabelais. Il n’a pas conservé, à mon grand regret, ce joli passage des guerres du géant contre les Hollandois & les Irlandois, sous le commandement du roi Artus : « En peu de temps il (Gargantua) en tua cent mille deux cents & dix iustement, & vingt qui faisoyent les mors soubz les aultres. »
Ces traits, spirituellement naïfs, sont plus nombreux encore dans la réimpression des Cronicques de l’année 1533, à laquelle, suivant nous, Rabelais a également mis la main. Ce passage assez plat du texte de 1532 : « Y auoit ſix hommes qui ne ceſſoient de trancher la chair deſſus ledict tranchouer et mettre par quartiers : et chaſcun quartier de beuf ne luy montoit que vng morceau[2], » devient beaucoup plus piquant en 1533 : « Y auoit vingt hommes qui ne ceſſoyent de decouper la chair, & la mettre par quarties ſeullement Car d’vng beuf il n’en faiſoit que quatre petits morceaulx, et ne oſoit pas les faire plus gros pour cauſe qu’il ſe vouloit monſtrer honneſte a table. Et maſchoit les os comme on faict communement les os des alouettes. »
Ou je me trompe fort, ou c’est là du Rabelais, & du meilleur ; il le montre plus d’une fois aussi dans le dénoûment fort développé ajouté en 1533 aux Grandes Cronicques. Elles se terminent dans ce texte par cette réclame en faveur, tant de Pantagruel, qui venait de paraître, que des suites que son auteur songeait dès lors à lui donner.