Page:Rabelais marty-laveaux 02.djvu/20

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
12
prologve

perpendiculaire : choſes non encores veues en Ægypte, eſperoit par offre de ces nouueaultez l’amour du peuple enuers ſoy augmenter. Qu’en aduient il ? A la production du Chameau tous feurent effroyez & indignez : à la veue de l’homme biguarré aulcuns ſe mocquerent, autres le abhominerent comme monſtre infame, créé par erreur de nature. Somme, l’eſperance qu’il auoit de complaire à ſes Ægyptiens, par ce moyen extendre l’affection qu’ilz luy pourtoient naturellement, luy decoulla des mains. Et entendit plus à plaiſir & delices leurs eſtre choſes belles, eleguantes, & perfaictes, que ridicules & monſtrueuſes. Depuys eut tant l’Eſclaue que le Chameau en meſpris : ſi que bien touſt apres par negligence & faulte de commun traictement feirent de Vie à Mort eſchange. Ceſtuy exemple me faict entre eſpoir & craincte varier, doubtant que pour contentement propenſé, ie rencontre ce que ie abhorre : mon theſaur ſoit charbons : pour Venus aduieigne Barbet le chien : en lieu de les ſeruir, ie les faſche : en lieu de les eſbaudir, ie les offenſe : en lieu de leurs complaire : ie deſplaiſe : & ſoit mon aduenture telle que du Coq de Euclion tant celebré par Plaute en ſa Marmite[1], & par Auſone en ſon Gryphon[2], & ailleurs : lequel pour en grattant auoir deſcouuert le theſaur, eut la couppe guorgée[3]. Aduenent le cas, ne ſeroit ce pour cheureter ? Auſtresfoys eſt il aduenu : aduenir encores pourroit. Non fera Hercules. Ie recongnois en eux tous vne forme ſpecificque, & proprieté indiuiduale, laquelle nos maieurs nommoient Pantagrueliſme, moienant laquelle iamais en mauluaiſe partie ne prendront choſes quelconques, ilz congnoiſtront ſourdre de bon, franc, & loyal couraige. Ie les ay ordinairement veuz bon vouloir en payement prendre, & en icelluy

  1. Plaute en ſa Marmite. — Aulularia, III, 4.
  2. Auſone en ſon Gryphon. Voyez la XIe idylle d’Ausone, qui est une énigme intitulée Gryphus.
  3. Couppe guorgée pour gorge couppée. Voyez plus haut p. 212 la note sur la l. 1 de la p. 362* : coupe teſtée pour teſte coupée.
    * La coupe teſtée. Cette burlesque interversion de syllabes, qui revient dans un cas presque semblable, la couppe guorgée, dans le Prologue du tiers livre (p. 12), n’existait pas d’abord. Les premières éditions portent : La teſte tranchée. Brantôme dit : « Un ſoldat gaſcon, en Piedmont, ayant eſté ainſy condamné avoir la teſle coupée, comme dit Rabelais… » (Édit. de la Société de l’histoire de France, t. VII, p. 98). Brantôme avait écrit évidemment : « coupe testée. » Ce n’est pas, du reste, le seul endroit où il parle de ce chapitre, car, blâmant ailleurs (t. VI, p. 53) les grands, il s’écrie : « Je les envoyé tous aux enfers de M. noſtre maiſtre Rabelais, où il les faict ſi pauvres & malotrus haires, que l’on en aura la raiſon là-bas. »

    Huet cite la Nécyomancie de Lucien comme ayant fourni plusieurs traits à ce morceau. (Baudement, Les Rabelais de Huet, p. 25). — Merlin Coccaie a écrit aussi une description burlesque des enfers, que Rabelais connaissait bien et à laquelle il fait allusion lorsqu’il attribue à cet auteur un livre De patria diabolorum. Voyez ci-dessus, p. 186, la note sur la l. 2 de la p. 251.*

    On voit que Rabelais s’est complu à écrire ce chapitre, où sa verve bouffonne s’est donné pleine carrière. Dans la première édition, l’énumération des damnés est beaucoup plus courte que dans les suivantes. Quelques noms propres, francisés dans celles-ci, s’y trouvent sous leur forme latine : Coccytus, Antiochus, Romulus. Les autres variantes, sauf deux ou trois que nous avons relevées, n’ont aucune importance. Quant au motif qui a fut attribuer à chaque souverain, à chaque héros, telle ou telle profession, c’est quelquefois un simple rapport de son, un pur jeu de mots, qui se rapporte ou au nom du personnage, ou à quelque circonstance de sa vie. Le Duchat et Éloi Johanneau ont tâché de les expliquer presque tous. Burgaud des Marets les a négligés entièrement. Nous prendrons un moyen terme et signalerons seulement les interprétations qui présentent quelque vraisemblance.

    * Merlinus Coccaius de patria diabolorum. « Merlin Coccaie (Théophile Folengo), De la patrie des diables. » Il a décrit l’enfer dans sa Macaronée, à laquelle Rabelais a fait plus d’un emprunt.