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PREMIÈRE ENNÉADE, LIVRE IV.

suite qu’il est malheureux, et ce sera faire du bonheur une condition fort équivoque et fort peu stable[1]. Ne pourrait-on pas dire plutôt qu’il n’y a aucune raison d’attacher tant d’importance à ces vicissitudes ? car, enfin, ce ne sont pas elles qui constituent le bien et le mal en soi ; mais la vie humaine a besoin d’en tenir compte, au moins jusqu’à un certain point ; au lien que ce sont les actions conformes à la vertu, qui décident du bonheur, comme les actions contraires décident de l’état opposé. Il n’y a rien dans les choses humaines où la constance se manifeste autant que dans les actions conformes à la vertu ; elles sont ce qu’il y a de plus honorable à la fois et de moins sujet à l’instabltité.

Ainsi donc le caractère de constance que nous cherchons se trouvera dans l’homme heureux, et il le conservera toute sa vie. Car les actions conformes à la vertu seront toujours, ou du moins la plupart du temps, ce qu’il fera et ce qu’il considérera avant tout ; et quant aux revers de la fortune, il saura les supporter, quels qu’ils soient, avec dignité et avec calme : car il sera l’homme véritablement vertueux et dont toute la conduite n’offre rien à reprendre.

Si cela est vrai, il est impossible que l’homme heureux soit jamais misérable. Mais on ne pourra pas non plus le dire heureux, s’il tombe dans la calamité de Priam ; du moins, ne sera-t-il ni variable ni inconstant dans ses sentiments. Car les revers ordinaires n’altéreront pas facilement son bonheur : il faudra, pour cela, de nombreuses et de grandes infortunes. Et, d’un autre côté, il ne pourra pas redevenir heureux en peu de temps ; mais, en supposant qu’il retrouve le bonheur, ce ne sera que par une durée non interrompue de grandes et éclatantes prospérités[2]. » (Éthique à Nicomaque, I, 7-10 ; p. 91-40 de la trad. de M. Thurot.)

Plotin combat Aristote en soutenant contre lui, avec les Stoïciens, que la possession des biens extérieurs et des biens du corps n’est pas nécessaire pour le bonheur (§ 6-16, p. 77-91). Il se rapproche de lui dans la définition qu’il donne de la vie parfaite[3]. En effet, Aristote, après avoir distingué trois vies, la vie animale qui n’offre que des jouissances, la vie politique ou active, la vie contemplative, donne la prééminence à la vie contemplative[4] et la regarde comme la condition du bonheur parfait :

« Si le bonheur est une manière d’agir toujours conforme à la vertu, il est naturel de penser que ce doit être à la vertu la plus

  1. Ibid., § 7, p. 80. Voy. aussi la Note sur le livre v.
  2. Voy. liv. iv, § 5. p. 78.
  3. Plotin dit § 3, p. 75 : La vie parfaite, véritable et réelle consiste dans l’intelligence. »
  4. Voy. Enn. I, liv. i, § 2, p. 50.