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CRATYLE

dont nous parlons est aussi la cause — car la cause est ce par quoi (di’ ho) une chose existe —, et par conséquent, disait certain, il est correct de lui donner ce nom en propre. Mais quand, après avoir écouté cette explication, je reviens néanmoins à la charge et demande aux gens, bien doucement : « Que peut donc bien être le juste, mon bon, s’il en va ainsi ? », j’ai l’air de prolonger l’interrogatoire au delà des convenances et de sauter par-dessus les bornes[1]. J’en ai, b disent-ils, assez appris [entendu] ; ils essaient, en voulant assouvir ma curiosité, de parler chacun à sa mode, et ils ne s’accordent plus. Suivant l’un le juste, c’est le soleil, car lui seul, en les parcourant (diaïon) et les échauffant (kaôn), gouverne les êtres. Or, quand je le dis à un autre, tout aise de ce beau renseignement, il se moque de moi en m’entendant, et me demande si je pense qu’il n’y a rien de juste chez les humains après le coucher du soleil. Comme j’insiste alors pour connaître son avis, à lui, c il déclare que c’est le feu[2] ; mais voilà qui n’est pas facile à comprendre. D’après un autre, ce n’est pas le feu lui-même, mais la chaleur elle-même contenue dans le feu. Tel autre déclare se moquer de toutes ces explications : il définit le juste d’après Anaxagore, en disant que c’est l’esprit (nous) ; indépendant, sans aucun mélange, il ordonne, dit-il, toutes choses en parcourant tout[3]. Là-dessus, mon ami, je me trouve, moi, bien plus embarrassé qu’avant toutes mes tentatives pour m’instruire de la nature du juste[4]. d En tout cas, pour en revenir à l’objet de notre recherche, voilà les raisons qui semblent lui avoir valu ce nom.

Hermogène. — Tu m’as l’air, Socrate, de rapporter là une leçon apprise, au lieu d’improviser.

    ment donné par Protagoras à ses disciples, qu’il instruisait de la vérité, tandis que ses doctrines demeuraient une énigme pour le vulgaire.

  1. Locution proverbiale.
  2. C’est l’idée d’Héraclite, suivant qui le feu est à la fois principe de toutes choses, et loi ou pensée unique de l’univers.
  3. Le juste est comme plus haut identifié avec la cause (τὸ αἴτιον). Aux yeux d’Anaxagore, l’Esprit (νοῦς) est chose infinie, indépendante (αὐτοκρατές) ou maîtresse absolue ; seul il est en soi-même et pour soi-même. Il est à la fois une cause motrice et une intelligence qui a mis en ordre le monde.
  4. Platon fait lui-même dans le Phédon (97 b et suiv.) la critique de la théorie d’Anaxagore et montre en quoi elle est décevante.