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PHÈDRE

mille détours et au prix de multiples accommodements, organise ses matériaux. Quoique cette comparaison soit celle-là même que suggère Platon, il en est une autre par laquelle est peut-être rendu plus aisément sensible l’art singulier que le Phèdre révèle : c’est celle qu’en a faite Émile Bourguet avec l’art d’une symphonie musicale[1]. Le thème général est celui du discours. Mais un motif dominant se dessine d’un bout à l’autre, tantôt d’une manière apparente et d’abord avec sécheresse puis avec une majestueuse ampleur, tantôt fondu dans l’ensemble et discrètement rappelé, juste assez pour se faire deviner : c’est le thème de l’amour. D’autres motifs interfèrent avec celui-là : l’un, le thème des divinités locales, qui est comme la voix du lieu où se déroule l’entretien, brode ses arabesques du commencement à la fin de celui-ci ; un autre est celui du délire qui, d’abord étouffé, se fait jour par instants jusqu’au moment où il éclate en accents grandioses ; un troisième, le motif de l’âme, se lie au thème de l’amour dont il est une variation, et le motif de la « psychagogie » s’y rattache à son tour. Tous ces motifs s’enchevêtrent sans se confondre ; ils s’annoncent, se développent, sont réveillés ensuite en sourdine. Joignez à cela la variété du ton : tour à tour froid et d’une pédanterie caricaturale, puis brûlant d’inspiration ; naïf ou persifleur selon que domine la tonalité de l’un ou l’autre des interlocuteurs ; ici brutal et cynique, là incisif et vengeur, selon que la parole est à la rhétorique ou bien à la philosophie. Ces oppositions ou ces alternatives se font valoir réciproquement, sans heurts ni dissonances criardes.

  1. Il développe cette idée avec un rare bonheur d’expression p. 346 sq. de l’article cité p. xxvi n. 3 : « Chacune des parties composantes a son caractère propre, et en même temps elle contribue avec les autres par des variations ménagées sans choc, par le groupement et la valeur réciproque des effets que les morceaux successifs produisent, à l’effet convergent de l’ensemble… Cette œuvre, construite avec des mots, évoque… l’idée d’une composition musicale par les sonorités profondes qu’elle sait grouper. » Mais aussitôt il introduit une réserve pleine de sagesse : « Même en surchargeant le Phèdre d’un commentaire où tous les motifs seraient notés, je n’arriverais pas à faire sentir la merveille de cet art complexe qui les a tous réunis et orchestrés dans le mystère d’un ensemble vivant. »