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PHÈDRE

heureuse et b pleine d’harmonie est l’existence qu’ils passent ici-bas, puisqu’ils ont la maîtrise d’eux-mêmes et le souci de la mesure ; puisqu’ils ont réduit à l’esclavage ce qui faisait naître le vice de l’âme et donné au contraire la liberté à ce qui y produisait la vertu. Quand donc, parvenus au terme de la vie, les voilà portés par leurs ailes et délestés, alors, des trois manches de cette joute qui est véritablement olympique, c’est la première qu’ils ont gagnée[1], et il n’est pas de plus grand bien que puissent procurer à un homme, ni l’humaine sagesse, ni le divin délire ! Supposons maintenant, au contraire, qu’ils aient pratiqué une vie plutôt grossière et qu’en même temps à l’amour de la sagesse ils aient substitué celui c de l’honneur : sans doute pourra-t-il arriver que, dans l’ivresse ou quelque autre moment d’abandon, les deux bêtes qui, dans leurs deux attelages, sont indisciplinées, trouvant les âmes sans être sur leurs gardes, s’unissant pour les mener au même but, choisissent le parti qui, aux yeux de la foule, représente la félicité et qu’elles en viennent à l’affaire ! L’affaire faite, c’est un parti que par la suite on prend encore, mais rarement, attendu que c’est un acte qui ne suppose pas une décision de l’esprit tout entier. Amis, oui certes, ces deux-là le sont aussi, moins toutefois que les précédents : c’est l’un pour l’autre qu’ils vivent, aussi bien au beau temps de leur amour qu’après en être sortis, d convaincus d’avoir mutuellement donné et reçu les plus hautes garanties, celles dont il est, à leurs yeux, impie de se délier pour en venir un jour à être ennemis ! Au terme pourtant de leur vie, c’est sans ailes, mais non sans avoir fait effort pour être ailés, qu’ils s’en vont de leur corps. Aussi n’est-il pas de mince valeur, le prix qui récompense leur amoureux délire : ce n’est plus en effet vers les ténè-

    la cause en est ce contre-amour, antéros, qui, sans qu’il s’en doute, est sa propre émotion réfléchie par son amant, miroir où il se voit lui-même. Ainsi, ils ne font qu’un. Ceci semble donc être la reprise, sur une autre base, de ce que dit l’Aristophane du Banquet (193 b-e). Pour les poètes et les artistes, l’Antéros symbolisait à la fois la réciprocité et l’émulation dans la tendresse.

  1. Ceci se rapporte à 248 e sq. À Olympie, pour la victoire complète, il fallait trois succès de suite ; cf. Eschyle, Eumén. 589.