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PHÈDRE

mutuellement nos rôles[1] ; donc gare à toi ! et ne va pas, je t’en prie, me réduire à tenir un langage que tu connais : « Ô Socrate, si de moi Socrate est ignoré, c’est que j’ai perdu jusqu’à la conscience de ce que je suis ! » et encore : « il grillait de parler et faisait pourtant des manières ». Mets-toi bien plutôt dans la tête que nous ne nous en irons pas d’ici que tu n’aies dit ce qu’à t’entendre tu as en l’âme ! Vois, nous sommes seul à seul et l’endroit est désert ; or c’est moi qui suis le plus fort et le plus jeune ! d C’est tout ; conclus : « À bon entendeur, salut[2] ! » Non, non, ne va pas choisir de parler par force plutôt que de bon gré !

Socrate. — Mais, bienheureux Phèdre, je vais être ridicule, moi profane, de me mettre dans une improvisation en parallèle, sur le même sujet, avec un auteur accompli !

Phèdre. — Sais-tu ce qui en est ? Finis de minauder avec moi : je ne suis pas loin en effet de tenir la formule qui te contraindra à parler…

Socrate. — Garde-toi bien alors de la prononcer !

Phèdre. — Non pas, je la dis au contraire, et tout de suite ! Ce sera un serment : « Je te le jure… » Ah ! mais, et par qui ? quelle divinité choisir ? Tiens, veux-tu ? par le platane e que voici ! « Oui, je l’atteste : si, face à l’arbre qui est là, tu ne prononces pas ton discours, jamais aucun autre discours, ni d’aucun orateur, ne te sera par moi ni produit, ni signalé ! »

Socrate. — Peste ! Comme tu as bien trouvé, gredin, le secret pour contraindre un homme ami des discours à satisfaire tes exigences !

Phèdre. — Qu’as-tu donc à tergiverser ?

Socrate. — Non, c’est fini, puisqu’aussi bien tu as fait ce serment : comment serais-je capable en effet de me priver d’un régal pareil[3] ?

Phèdre.237 Alors, parle !

Socrate. — Écoute, sais-tu comment je vais procéder ?

Phèdre. — Explique-toi…

Socrate. — Je vais m’encapuchonner pour parler, afin

  1. Les rôles de 228 a-e sont intervertis : que Socrate montre ce que cache son âme (235 c) comme Phèdre, ce que cachait son manteau.
  2. Adaptation d’un vers de Pindare (fr. 71), passé en proverbe.
  3. Cette passion maladive de Socrate pour les discours (228 b, 230 de) est pour le dialogue un motif fondamental, et Platon ne la