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GORGIAS

morts ils rendront leurs sentences dans la prairie[1], au carrefour d’où partent les deux routes qui mènent l’une aux Îles Fortunées, l’autre au Tartare. Rhadamante sera spécialement chargé de juger ceux d’Asie, Éaque ceux d’Europe ; à Minos, je donne mission de prononcer en dernier ressort au cas où les deux autres juges douteraient, afin d’assurer une parfaite justice à la décision qui envoie les hommes d’un côté ou de l’autre. »

Voilà, Calliclès, ce qu’on m’a raconté, ce que je tiens pour vrai, et d’où je tire la conclusion suivante. bLa mort, à ce qu’il me semble, n’est que la séparation de deux choses distinctes, l’âme et le corps[2] ; et après qu’elles sont séparées, chacune d’elles reste assez sensiblement dans l’état où elle était pendant la vie. Le corps d’une part garde sa nature propre, avec les marques visibles des traitements et des accidents qu’il a subis : si, par exemple, l’homme, de son vivant, avait un corps de grande taille, csoit par nature, soit pour avoir été bien nourri ou par ces deux causes à la fois, son cadavre reste de grande taille ; s’il était gros, il reste gros après la mort, et ainsi de suite ; et s’il portait les cheveux longs, ceux-ci restent longs ; s’il avait reçu les étrivières et que les coups de fouet eussent laissé leur trace, ou si d’autres blessures l’avaient marqué, le cadavre présente encore le même aspect ; s’il avait quelque membre rompu ou déformé, les mêmes apparences se retrouvent dans le cadavre ; den un mot, tous les caractères distinctifs acquis par le corps vivant sont reconnaissables dans le cadavre, ou presque tous, pendant une certaine durée. Je crois, Calliclès, qu’il en est de même de l’âme, et qu’on y aperçoit, lorsqu’elle est dépouillée de son corps, tous ses traits naturels et toutes les modifications qu’elle a subies par suite des manières de vivre auxquelles l’homme l’a pliée en chaque circonstance.

eLorsque les morts arrivent devant le juge et que ceux d’Asie comparaissent devant Rhadamante, celui-ci les arrête et con-

    (Il. XIV 322), qui régnait en Phénicie ; Éaque est fils de la nymphe Égine : Platon les rattache à leur pays d’origine.

  1. Sans doute la prairie d’asphodèles, séjour, chez Homère, des âmes, fantômes des morts (Od. XXIV, 13-14 ; cf. XI 539 et 573), mais que Platon place en avant des Enfers. Pour le carrefour, cf. Rép. 614 c.
  2. Cf. Phédon 64 c. — La partie narrative, interrompue ici,