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et des entretiens pour les jeunes gens qui lui valaient des sommes fabuleuses. De tous ces fameux sages d’autrefois, il n’en est pas un seul qui ait cru devoir faire argent de sa science ni donner des auditions devant des foules étrangères. Tant il est vrai qu’ils étaient assez naïfs pour ignorer la valeur de l’argent ! Les deux derniers, au contraire, ont tiré plus de profits de leur art qu’aucun artisan n’en a jamais tiré du sien, quel qu’il fût ; et de même Protagoras avant eux.

Hippias. — Tu es mal informé, Socrate, sur les grands exploits en ce genre. Si tu savais combien j’ai gagné moi-même, tu serais émerveillé. Une fois notamment (je passe les autres sous silence), j’arrivai en Sicile tandis que Protagoras s’y trouvait, déjà en plein succès et plus âgé que moi : malgré cette grande différence d’âge, en un rien de temps, je fis plus de cent cinquante mines, dont plus de vingt dans une misérable bourgade, à Inycos. Chargé de ce butin, je rentrai chez moi et le donnai à mon père qui fut, ainsi que tous nos concitoyens, rempli d’admiration et de stupeur. Je crois avoir, à moi seul, récolté plus d’argent que deux sophistes quelconques mis ensemble.

Socrate. — Voilà certes, Hippias, de beaux exploits, et qui font assez voir combien ta science et celle de nos contemporains l’emporte sur celle des anciens. Ceux-ci, à ce compte, étaient de grands ignorants, Anaxagore par exemple : car il lui arriva, dit-on, tout le contraire de votre heureuse aventure. On raconte en effet qu’ayant reçu un gros héritage il n’en prit aucun soin et se ruina, tant sa science était sotte[1] ! Des traits analogues sont attribués à quelques autres anciens. La preuve que tu apportes me paraît donc établir clairement la supériorité de votre science sur celle de vos prédécesseurs, et c’est une opinion assez générale que la science doit servir d’abord au savant ; donc aussi le plus savant doit être celui qui gagne le plus.

  1. Anaxagore, né à Clazomènes en Asie-Mineure, vint à Athènes vers 460 et y passa, dit-on, une trentaine d’années, dans la société de Périclès et des hommes intelligents qui se groupaient autour de lui. Son livre Sur la Nature l’y fit accuser d’impiété et il finit sa vie à Lampsaque peu de temps après. La doctrine d’Anaxagore était essentiellement déterministe, et c’est ce que Socrate lui-même lui reproche dans le Phédon (97 b) : Socrate au contraire est finaliste.