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APOLOGIE DE SOCRATE

mort, ou par une crainte quelconque, 29 j’aurais déserté ! Ah ! c’est bien là ce qui eût été mal, et c’est alors qu’on m’aurait justement traduit en justice et accusé de ne pas croire aux dieux, puisque j’aurais désobéi à l’oracle de peur de mourir, croyant savoir ce que je ne savais pas !

Qu’est-ce en effet, juges, que craindre la mort, sinon s’attribuer un savoir qu’on n’a point ? N’est-ce pas s’imaginer que l’on sait ce qu’on ignore ? Car, enfin, personne ne sait ce qu’est la mort, ni si elle n’est pas par hasard pour l’homme le plus grand des biens. Et, pourtant, on la craint, comme si l’on savait qu’elle est le plus grand b des maux. Comment ne serait-ce pas là cette ignorance vraiment répréhensible, qui consiste à croire que l’on sait ce qu’on ne sait pas[1] ?

Eh bien, juges, c’est en cela peut-être que je diffère de la plupart des autres ; et si je devais me reconnaître supérieur en savoir à quelqu’un, ce serait en ce que, ne sachant pas suffisamment ce qui se passe dans l’Hadès, je n’imagine pas que je le sais. Ce que je sais, au contraire, c’est qu’il est mauvais et honteux de faire le mal, de désobéir à un meilleur que soi, dieu ou homme. Jamais donc, je ne consentirai à un mal que je sais être tel, par crainte d’une chose dont j’ignore si elle est bonne ou mauvaise, et pour l’éviter.

Aussi bien, supposons que vous m’acquittiez, c en dépit d’Anytos qui vous a dit : « Ou bien il ne fallait pas que Socrate comparût devant vous, ou bien, ayant comparu, il faut absolument qu’il meure ; car, s’il était acquitté, a-t-il ajouté, vos fils, qui mettraient en pratique ce qu’il enseigne, ne manqueraient pas de se perdre entièrement. » Admettons, dis-je, que vous me teniez ce langage : « Socrate, nous ne voulons pas, malgré cela, croire Anytos ; nous allons t’acquitter, à une condition toutefois : c’est que tu ne passeras plus ton temps à examiner ainsi les gens ni à philosopher. Si on t’y reprend, tu mourras. » d Cette condition-là, juges, si pour m’acquitter vous vouliez me l’imposer, je vous dirais : « Athéniens, je vous sais gré et je vous aime ; mais j’obéirai au

  1. La même idée, exprimée à peu près dans les mêmes termes, se trouve dans l’Alcibiade (118 a).