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ser à bien vivre et à bien mourir : « C’est vers ce but que doivent tendre mes coursiers (Properce). »

Les difficultés, quand j’en rencontre en lisant, ne me préoccupent pas outre mesure, je les laisse de côté après m’être essayé une fois ou deux à les résoudre. Si je m’y arrêtais, je m’y perdrais et perdrais mon temps ; car j’ai l’esprit qui, dès le début, donne tout ce qu’il peut, et ce que je ne saisis pas du premier coup, je le démêle de moins en moins en m’y obstinant. Je ne fais rien si je n’y ai de l’agrément, et m’attarder par trop sur un sujet, y apporter trop de contention d’esprit troublent mon entendement, l’attristent et le lassent. Ma vue s’y confond et s’y perd ; il faut que je m’interrompe et m’y reprenne à plusieurs fois, ainsi que l’on fait pour juger du lustre d’une étoffe écarlate que l’on promène devant nos yeux, la faisant passer et repasser pour que nous la voyions sous ses différents reflets. — Si un livre m’ennuie, j’en prends un autre et ne m’y adonne que dans les moments où, à ne rien faire, l’ennui commence à s’emparer de moi. Je ne lis guère les livres nouveaux, je préfère les anciens qui me semblent plus sérieux et mieux faits ; je ne recherche pas non plus les auteurs grecs, parce que, comme chez un enfant ou un apprenti, mon jugement s’accommode peu de ce que je ne comprends qu’à moitié.

Auteurs modernes du genre amusant qu’il lit volontiers. — Parmi les ouvrages qui ne sont que plaisants, je ne trouve guère de réellement amusant, parmi les modernes, que le Décaméron de Boccace, Rabelais et les Baisers de Jean Second, si toutefois on peut placer ce dernier, écrit en latin, parmi les modernes. Quant aux Amadis et autres romans de même sorte, ils ne m’ont même pas intéressé quand je les lisais étant enfant. Je dirai même, ce qui paraîtra bien hardi ou téméraire, que mon esprit vieilli ne prend plus plaisir à la lecture, non seulement de l’Arioste, mais encore de ce bon Ovide ; sa facilité, sa richesse d’imagination qui, autrefois, m’ont ravi, ne me distraient plus aujourd’hui. — J’exprime librement mon avis sur toutes choses, même sur celles qui, de rencontre, dépassent mes connaissances intellectuelles et que je considère comme n’étant nullement de ma compétence ; ce que j’en dis, c’est également pour donner la mesure de ma vue et non pour juger les choses elles-mêmes. Quand je me dégoûte de l’Axioche de Platon comme me faisant l’effet d’un ouvrage de peu de valeur eu égard à la puissance d’un pareil auteur, mon jugement ne croit pas pour cela à son infaillibilité ; il n’a pas l’outrecuidance de contester l’autorité de tant d’autres juges de renom de l’antiquité qu’il tient pour ses maîtres, devant lesquels il s’incline et en compagnie desquels il serait plutôt satisfait de se tromper ; c’est à lui-même qu’il s’en prend de cette divergence d’opinion, et il se condamne soit parce qu’il s’arrête à l’écorce, faute de pouvoir pénétrer jusqu’au cœur de l’œuvre qu’il a sous les yeux, soit parce qu’il l’a regardée sous un faux jour. Il se contente uniquement de ne se laisser ni troubler, ni entraîner à divaguer ; quant à sa faiblesse, il