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HISTOIRE DE FRANCE

les guerres saintes d’Espagne, la victoire de Charles-Martel, et la mort de Roland[1]. La littérature est d’abord la conscience d’une nationalité. Le peuple est unifié en un homme. Roland meurt aux passages solennels des montagnes qui séparent l’Europe de l’africaine Espagne. Comme les Philènes divinisés à Carthage, il consacre de son tombeau la limite de la patrie. Grande comme la lutte, haute comme l’héroïsme, est la tombe du héros, son gigantesque tumulus ; ce sont les Pyrénées elles-mêmes. Mais le héros qui meurt pour la chrétienté est un héros chrétien, un Christ guerrier, barbare ; comme Christ, il est vendu avec ses douze compagnons ; comme Christ, il se voit abandonné, délaissé. De son calvaire pyrénéen, il crie, il sonne de ce cor qu’on entend de Toulouse à Saragosse. Il sonne, et le traître Ganelon de Mayence, et l’insouciant Charlemagne, ne veulent point entendre. Il sonne, et la chrétienté, pour laquelle il meurt, s’obstine à ne pas répondre. Alors il brise son épée, il veut mourir. Mais il ne mourra ni du fer sarrasin, ni de ses propres armes. Il enfle le son accusateur, les veines de son col se gonflent, elles crèvent, son noble sang s’écoule ; il meurt de son indignation, de l’injuste abandon du monde.

Le retentissement de cette grande poésie devait aller s’affaiblissant de bonne heure, comme le son du cor de Roland, à mesure que la croisade, s’éloignant des Pyrénées, fut transférée des montagnes au centre de la Péninsule, à mesure que le démembrement féodal fit oublier l’unité chrétienne et impériale qui domine encore les poèmes carlovingiens. La poésie chevaleresque, éprise de la force individuelle, de l’orgueil héroïque, qui fut l’âme du monde féodal, prit en haine la royauté, la loi, l’unité. La dissolution de l’Empire, la résistance des seigneurs au pouvoir central sous Charles-le-Chauve et les derniers Carlovingiens, fut célébrée dans Gérard de Roussillon, dans les Quatre fils Aymon, galopant à quatre sur un même coursier : pluralité significative. Mais l’idéal ne se pluralise pas ; il est placé dans un seul, dans Renaud, Renaud de Montauban[2], le héros sur sa montagne, sur sa tour ; dans la plaine les assiégeants, roi et peuple, innombrables contre un seul, et à peine rassurés. Le roi, cet homme-peuple, fort par le nombre, et représentant l’idée du nombre, ne peut être compris de cette poésie féodale ; il lui apparaît comme un lâche[3]. Déjà Charlemagne a fait une triste

  1. Voy. sur la Chanson de Roland, par Génin, Renaissance, Introd.
  2. Alban, Alp., mont.
  3. App. 140.