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HISTOIRE DE FRANCE

de Jean de Parme, frappant également les raisonneurs et les mystiques, les partisans de la lettre et ceux de l’esprit[1].

Ce milieu si difficile à tenir, où l’Église essaya de s’établir et de s’arrêter sans glisser à droite ni à gauche, il fut cherché par saint Thomas. Venu à la fin du moyen âge, comme Aristote à la fin du monde grec, il fut l’Aristote du christianisme, en dressa la législation, essayant d’accorder la logique et la foi pour la suppression de toute hérésie. Le colossal monument qu’il a élevé ravit le siècle en admiration. Albert-le-Grand déclara que saint Thomas avait fixé la règle qui durerait jusqu’à la consommation des temps[2]. Cet homme extraordinaire fut absorbé par cette tâche terrible, rien autre ne s’est placé dans sa vie ; vie toute abstraite, dont les seuls événements sont des idées. Dès l’âge de cinq ans, il prit en main l’Écriture, et ne cessa plus de méditer. Il était du pays de l’idéalisme, du pays où fleurirent l’école de Pythagore et l’école d’Élée, du pays de Bruno et de Vico. Aux écoles, ses camarades l’appelaient le grand bœuf muet de Sicile[3]. Il ne sortait de ce silence que pour dicter, et quand le sommeil fermait les yeux du corps, ceux de l’âme restaient ouverts, et il continuait de dicter encore. Un jour, étant sur mer, il ne s’aperçut pas d’une horrible tempête ; une autre fois, sa préoccupation était si forte, qu’il ne lâcha point une chandelle allumée qui brûlait dans ses doigts. Saisi du danger de l’Église, il y rêvait toujours et même à la table de saint Louis. Il lui arriva un jour de frapper un grand coup sur la table, et de s’écrier : « Voici un argument invincible contre les Manichéens. » Le roi ordonna qu’à l’instant cet argument fût écrit. Dans sa lutte avec le manichéisme, saint Thomas était soutenu par saint Augustin ; mais dans la question de la grâce, il s’écarte visiblement de ce docteur ; il fait part au libre arbitre. Théologien de l’Église, il fallait qu’il soutînt l’édifice de la hiérarchie et du gouvernement ecclésiastiques. Or, si l’on n’admet le libre arbitre, l’homme est incapable d’obéissance, il n’y a plus de gouvernement possible. Et pourtant s’écarter de saint Augustin, c’était ouvrir une large porte à celui qui voudrait entrer en ennemi dans l’Église. C’est par cette porte qu’est entré Luther.

  1. Il condamna publiquement Guillaume de Saint-Amour, et Jean de Parme avec moins d’éclat. (Bulæus.)
  2. App. 139.
  3. Ce mot est significatif pour qui a présente la figure rêveuse et monumentale des grands bœufs de l’Italie du sud.