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SUITE DE LA CROISADE. — LES COMMUNES

les nôtres, se jeter en fuyant les uns sur les autres et se pousser mutuellement dans les précipices ; c’était un spectacle assez amusant et délectable[1]. »

Tout est changé après la croisade[2]. Le frère et successeur de Godefroi, le roi Beaudoin, épouse une femme issue d’une famille illustre « parmi les gentils du pays ». Lui-même adopte leurs usages, prend une robe longue, laisse croître sa barbe, et se fait adorer à l’orientale. Il commence à compter les Sarrasins pour des hommes. Blessé, il refuse à ses médecins la permission de blesser un prisonnier pour étudier son mal[3]. Il a pitié d’une prisonnière musulmane qui accouche dans son armée ; il arrête sa marche, plutôt que de l’abandonner dans le désert[4].

Que sera-ce des chrétiens eux-mêmes ? Quels sentiments d’humanité, de charité, d’égalité, n’ont-ils pas eu l’occasion d’acquérir dans cette communauté de périls et d’extrêmes misères ! La chrétienté, réunie un instant sous un même drapeau, a connu une sorte de patriotisme européen[5]. Quelques vues temporelles qui se soient mêlées à leur entreprise, la plupart ont goûté

  1. App. 74.
  2. Guibert reconnaît que les Sarrasins peuvent atteindre un certain degré de vertu. « Hospitabatur (Rothbertus Senior) apud aliquem… vitæ, quantum ad eos, sanctioris. »
  3. Guibert. — Albert d’Aix dit, en parlant des premiers croisés : « Dieu les punit pour avoir exercé d’affreuses violences contre les juifs ; car Dieu est juste, et ne veut pas qu’on emploie la force pour contraindre personne à venir à lui. »
  4. Il lui donna pour la couvrir son propre manteau. (Guillaume de Tyr.)
  5. On a vu plus haut que les barons avaient tous renoncé à leurs cris d’armes pour adopter le cri de la croisade : Dieu le veut ! — Foulcher de Chartres : « Qui jamais a entendu dire qu’autant de nations, de langues dif-