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On est dès lors obligé de supposer que la répugnance intime contre l’hypothèse d’une action à distance a dû agir sur leur esprit avec une grande intensité.

Il est à remarquer qu’à ce point de vue les physiciens n’avaient nullement à compter sur le concours des philosophes lesquels, au contraire, semblaient s’accommoder parfaitement de l’action à distance. Kant, dans les Premiers principes, la postule expressément et en fait la pierre angulaire de sa théorie de la matière. Si plus tard, dans son œuvre posthume Sur la transition des premiers principes… à la physique, il est devenu moins absolu à cet égard, il n’a pourtant jamais renié le concept en question[1]. Schopenhauer est, si possible, plus affirmatif encore ; la force lui apparaît comme quelque chose de primordial dont on ne saurait rechercher la raison[2]. De même, les Naturphilosophen ont opéré sans cesse avec les forces. La tradition a persisté plus tard, le concept de l’action à distance est devenu en quelque sorte courant dans la métaphysique allemande, comme on peut le voir chez Hartmann[3]. En France, Auguste Comte considérait le concept de la gravitation comme placé au-dessus de toute contestation et reprochait aux astronomes du passé d’avoir été « presque toujours dominés par les préjugés contemporains sur la vaine recherche des causes[4] ». En Angleterre, John Stuart Mill parlait du « préjugé » contre l’action à distance et félicitait ses contemporains de s’en être affranchis[5] ; Herbert Spencer usait sans scrupule du concept de force, tout à fait à la manière des Naturphilosophen allemands[6].

L’attitude des physiciens dans cette question a vivement frappé Stallo[7], témoin d’autant moins sujet à caution que leur résistance lui paraît, comme à John Stuart Mill, fondée sur un simple préjugé, ayant sa source unique dans le fait que nous-mêmes n’agissons sur les corps que par contact. Il est à remarquer, d’ailleurs, que les adversaires de l’action

  1. Cf. plus bas p. 159 ss.
  2. Schopenhauer, Die Welt als Wille und Vorstellung, éd. Frauenstaedt, vol. I, p. 45 ss, 154.
  3. Ed. v. Hartmann. Das Grundproblem der Erkenntnisstheorie. Leipzig, s. d., p. 16, 18, 20.
  4. Comte. Politique positive, vol. I, p. 501.
  5. Cf. Stallo, l. c., p. 36.
  6. Cf. par exemple Spencer, First Principles, vol. I, p. 54, 231, 248, 251-254.
  7. Stallo, ibid.