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problème — la force émanée d’un atome, quand elle en atteint un autre, trouve bien un « noyau » sur lequel elle peut agir. Mais comment peut-elle agir ? La seule image que nous puissions nous faire d’une force est celle d’une droite. Entre cette image et celle du corpuscule qu’elle est chargée d’influencer, nous ne saurions découvrir aucune liaison. Et nous n’en découvrons pas davantage entre le concept de force et celui du mouvement. Quand je vois un corps mis en mouvement par un choc, j’ai l’illusion de comprendre parce que, en apparence, le mouvement naît d’un autre mouvement ; mais ici le mouvement doit naître de la force, c’est-à-dire d’une chose qui lui est absolument hétérogène.

Mais l’idée même de forces agissant à distance, commune à tous les systèmes qui s’écartent de l’hypothèse corpusculaire stricte, n’est-elle pas, au fond, tout à fait paradoxale ? Sans doute, même antérieurement à Newton, on avait maintes fois supposé une « tendance » des corps à un mouvement déterminé, voire même une « appétence » des corps les uns pour les autres. C’est ainsi qu’Aristote supposait que, parmi les quatre éléments, deux, la terre et l’eau, avaient une tendance naturelle vers le bas, tandis que les deux autres tendaient vers le haut[1]. Galilée[2] et Képler[3] supposaient que tous les objets terrestres avaient une appétence pour la terre. Mais c’étaient là plutôt des « formes substantielles », des qualités plus ou moins occultes, dont l’École avait été si prodigue. On ne voit point qu’il ait été nettement question, avant Newton, de quelque chose se transmettant instantanément à travers l’espace, comme l’attraction newtonienne. Descartes s’est vivement élevé contre toute supposition d’une action à distance, qui lui paraissait aboutir à douer les particules matérielles de connaissance, au point de les rendre « vraiment divines, afin qu’elles puissent connaître sans aucun intermédiaire ce qui se passe en des lieux fort éloignés d’elles et y exercer leurs actions[4] ».

  1. Cf. plus bas p. 139.
  2. Galilée, Due massimi sistemi. Œuvres, Florence, 1842, vol. I, giorn. I, p. 40. On trouvera un excellent historique du concept de la gravitation chez M. Duhem. La théorie physique, Paris, 1906, pp. 367 ss.
  3. Képler, Opera omnia, éd. Frisch, Francfort, 1870, vol. III, p. 151. Chez Képler cette appétence était d’ailleurs, comme chez Newton, mutuelle. « Gravitas est affectio corporea mutua inter cognata corpora ad unitionem seu conjunctionem… »
  4. Descartes, éd. P. Tannery et Adam, vol. IV, p. 396. Cf. Duhem. l. c., p. 19.