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ses suppositions ne nous paraîtraient pas bien concluantes ; en réalité, tous deux se fondent sur un énoncé qu’on peut formuler en ces termes : nous ne saurions nous imaginer les qualités des corps découlant d’autre chose que de celles des particules élémentaires qui les composent.

Sous cet aspect le raisonnement nous révèle sa véritable nature : c’est un raisonnement causal, une hypothèse sur la nature des choses extérieures, causes supposées des phénomènes. L’exposé de Newton, d’ailleurs, le confirme : loin de vouloir déduire par ce raisonnement la théorie atomique, Newton la pose comme prémisse. Or, la théorie atomique découle du postulat : il n’y a pas d’autre changement que le déplacement. On suppose donc implicitement que ce qui se déplace doit demeurer sans changement ; si c’est un atome matériel, il doit, bien entendu, être éternel. On n’a, dès lors, nulle peine à déduire comme conséquence ce qui était contenu dans les prémisses. La persistance des lois ne joue, en réalité, aucun rôle dans cette déduction, c’est une pure superfétation, et le raisonnement entier constitue simplement une preuve de plus de la peine que nous avons à nous limiter au phénomène, à nous abstenir de tout raisonnement causal, ce raisonnement étant le fond de notre intellect. Cela est si vrai qu’il nous reste après tout comme une sorte de doute : n’y aurait-il pas là autre chose, n’existerait-il pas entre la légalité et la causalité un lien plus profond et qui aurait échappé à notre analyse ?

Tâchons d’approfondir davantage le raisonnement de Lucrèce et de Newton. Aussi bien sommes-nous, pour discuter cette matière, beaucoup mieux placés que les contemporains de l’un et de l’autre. Là où ceux-ci, en parlant de la composition des corps, ne pouvaient raisonner que sur de vagues conjectures, nous pouvons nous servir des concepts infiniment plus précis de la chimie contemporaine. Or, il suffit d’y jeter un coup d’œil pour reconnaître que la similitude des propriétés n’entraîne pas forcément celle des substances. Le bromure de césium et l’iodure de potassium sont deux corps qui se ressemblent à bien des points de vue ; pourtant, nous devons supposer, selon les théories régnantes[1], qu’ils n’ont rien de commun comme substances, que pas un seul atome du premier corps n’est identique à un atome du second. Mais, ce ne sont là

  1. Bien entendu en faisant abstraction, pour le moment, des récents développements des théories électriques (Cf. p. 89 ss.).