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On ne peut, semble-t-il, mieux réfuter les opinions de Bacon qu’en citant celles de trois hommes éminents qui comptent parmi les créateurs de cette science éminemment expérimentale qu’était la chimie de la fin du xviiie et de la première moitié du xixe siècle. « Pour tenter une expérience, dit Berthollet, il faut avoir un but, être guidé par une hypothèse[1]. » Humphry Davy affirme que « ce n’est qu’en formant des théories et en les comparant aux faits que nous pouvons espérer découvrir le vrai système de la nature[2] ». Et Liebig, après avoir déclaré qu’entre des expériences dans le sens de Bacon et de véritables recherches scientifiques il y a « le même rapport qu’entre le bruit qu’un enfant produit en frappant sur des timbales et la musique[3] », fait ressortir que c’est au contraire l’imagination scientifique qui joue dans les découvertes le rôle le plus considérable et que l’expérience, tout comme le calcul, ne sert qu’à aider le processus de la pensée.

Parmi nos contemporains, M. Poincaré, dans son rapport au Congrès international de Physique de 1900, a exposé que, vouloir expérimenter sans idée préconçue, serait rendre toute expérience stérile et qu’il est d’ailleurs impossible de se débarrasser d’idées de ce genre[4], et M. Duhem a démontré l’étroite dépendance dans laquelle les expériences se trouvent à l’égard des théories scientifiques[5], et fait ressortir l’impossibilité du fameux experimentum crucis qui joue un si grand rôle dans la théorie baconienne[6].

Pour ces « hypothèses de travail », le seul point de vue qui intéresse directement le savant, c’est leur fertilité, leur aptitude à lui faire découvrir, entre les phénomènes, des rapports qu’il ne soupçonnait point. Quelles suppositions ont jamais égalé à ce point de vue l’utilité des hypothèses mécaniques ? Dans le domaine entier de la science, qu’elles remplissent,

    laissé tenter d’appliquer non pas véritablement les schémas de Bacon (c’eût été probablement impossible) mais quelques-uns de ses principes. M. Rosenberger pense que cette circonstance a été cause que la découverte de la loi de Mariotte, dont il avait en main toutes les données expérimentales, lui ait finalement échappé.

  1. Berthollet. Essai de statique chimique. Paris, 1803, p. 5.
  2. Encyclopædia Britannica, article Davy, p. 847.
  3. Liebig. Reden und Abhandlungen. Leipzig, 1874, p. 249.
  4. Congrès international de physique, vol. I, p. 3.
  5. Duhem. La théorie physique, p. 300, cf. plus haut p. 343 ss.
  6. id. La théorie physique, p. 308.