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la qualité en puissance d’Aristote[1] ou l’énergie potentielle des physiciens. C’est quelque chose qui ne se manifeste en aucune façon, et qui par conséquent n’existe pas, mais dont nous sommes cependant obligés de supposer l’existence pour satisfaire à notre besoin d’identité, parce que nous savons que cela peut se manifester (cf. p. 173 et 313).

Ce qu’il y a, en effet de plus remarquable dans cette possibilité de sensation, c’est la permanence que je lui suppose et qui jure avec ma sensation immédiate. « Cette idée de quelque chose qui se distingue de nos impressions fugitives par le caractère que Kant appelle la perdurabilité, qui reste fixe et identique quand nos impressions varient ; qui existe, que nous le sachions ou non, et qui est toujours carré (ou d’une autre figure) qu’il nous apparaisse carré ou rond, c’est ce qui constitue toute notre idée de substance extérieure » dit Stuart Mill[2]. M. Ostwald, partant d’un point de vue tout différent, arrive de même à la conclusion que ce qu’il y a de plus essentiel dans un concept représenté par un substantif (c’est-à-dire le concept d’un objet), c’est qu’il représente quelque chose de durable et d’indépendant du temps[3].

La marche du raisonnement inconscient que nous supposons ici serait donc celle-ci : j’ai eu un ensemble de sensations que j’appelle : la table rouge ; je sais que ces sensations peuvent revenir ; par conséquent, pour contenter ma tendance causale, je suppose que ces sensations existent dans l’intervalle. Or comme, par hypothèse, elles n’existent pas en moi, elles doivent exister autre part ; il faut donc qu’il y ait un « autre part », un non-moi, un monde extérieur à ma conscience.

Le fait que nous ayons une tendance irrésistible à hypostasier nos sensations, c’est-à-dire à les détacher de nous et à supposer leur existence en dehors de nous, n’est d’ailleurs pas contestable : nous en avons eu des exemples suffisants au cours de ce travail. Songeons au « moulin » de Leibniz ; que nous montre ce raisonnement ? Que la sensation est quelque chose d’inintelligible, d’irrationnel. Et pour qu’elle fût intelligible, rationnelle, que faudrait-il donc ? Il faudrait qu’il y

  1. « Car c’est surtout de quelque chose qui est en puissance que vient le corps effectif et réel. » Aristote. Traité du ciel, l. III, chap. iii, § 1.
  2. J. S. Mill. Examen de la philosophie de Hamilton, trad. Cazelles. Paris, 1869, p. 214.
  3. Ostwald. Vorlesungen, p. 40.