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anciens le cherchaient, au moins partiellement, dans le cœur, et les langues modernes conservent encore des traces de cette opinion : un homme de cœur, le cœur a des raisons. Nous savons, pour l’avoir appris par l’observation extérieure, que le cerveau a à peu près la forme d’une grosse éponge ; mais il aurait celle d’un artichaut ou d’une orange que cela ne nous étonnerait pas davantage, car nous ignorons le rapport qu’il y a entre cette forme et son activité ; et le connaîtrions-nous qu’il ne nous apparaîtrait jamais comme logique, comme nécessaire, ainsi que Leibniz l’a si bien expliqué.

Le mouvement étant considéré comme le phénomène fondamental, il est tout naturel que la faculté, pour une matière, d’en mouvoir une autre nous apparaisse comme sa propriété essentielle ; d’où le concept d’impénétrabilité, qui fait le fond de la définition de la matière, et celui de masse, qui est l’expression numérique de cette faculté et qui, dans la théorie mécanique, se substitue entièrement au concept de matière. C’est donc cette faculté qui devient pour nous le vrai critérium de la matérialité. Or, comme nous venons de le constater, il y a confusion constante entre le toucher-sensation et le toucher-phénomène extérieur. Ce dernier (par suite de considérations que nous avons exposées p. 71) nous paraissant indispensable pour qu’il y ait action matérielle, le toucher-sensation en bénéficie et nous apparaît immédiatement comme revêtu d’une dignité particulière, comme révélateur de la matérialité et, par suite, de l’espace. Lucrèce proclame : « Il n’y a aucune chose, en dehors d’un corps, qui puisse toucher ou être touchée[1]. » Voilà, à première vue, un énoncé qui stipule nettement la primauté du tact. Mais il faut prendre garde que Lucrèce suppose que la chose peut toucher, ce qui, évidemment, ne saurait se rapporter au toucher-sensation. D’ailleurs, dans les vers qui précèdent immédiatement, Lucrèce a célébré superbement les effets destructeurs de la tempête, pour aboutir à cette déclaration : « Les vents sont des corps invisibles, puisque dans leurs effets et leurs habitudes, on les trouve semblables aux grands fleuves, qui sont des corps apparents[2]. » Ainsi, ce qui lui apparaît comme le signe distinctif de la matérialité (dans le cas précis de la

  1. Lucrèce. De natura rerum, l. Ier, vers 305. Cf. l. II, v. 434 :

    Tactus enim, tactus, pro Divom numina sancta
    Corporis est sensus.

  2. Ib., l. Ier, v. 296-299.