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Leibniz résume cette doctrine en une de ces images saisissantes dont il avait le secret, en disant que toutes choses se font par des causes intelligibles, c’est-à-dire qui pourraient être saisies par nous « si un ange voulait nous les révéler[1] ». Nous dirons, avec Schopenhauer[2], que la révélation de l’ange ne nous servirait de rien, l’organe pour la saisir nous faisant défaut. Nous croyons donc, comme Spir[3], qu’il y a sur ce point contradiction irrémédiable entre notre intellect et la nature ou, ce qui revient au même, la sensation, l’intellect posant l’identité et la sensation exigeant la diversité.

Cet irrationnel, extérieur en quelque sorte aux théories mécaniques, n’est pas le seul dont nous soyons obligés de supposer l’existence, en acceptant l’image de la réalité telle que nous l’offrent ces théories ; un élément analogue subsiste à l’intérieur même de ces doctrines. Nous l’avons rencontré déjà en traitant du choc et de l’action à distance. En effet, la manière dont les corps agissent les uns sur les autres est aussi peu concevable que leur action sur nos sens. Il sera cependant utile d’examiner à un point de vue un peu différent l’obstacle qui se présente ici.

Il ne saurait faire de doute, tout d’abord, que cette action mutuelle des corps est un élément essentiel, une des bases des théories mécaniques. Nous avons vu que, de fait, toutes la supposent ; mais il est facile de se convaincre que cette supposition est nécessaire. Leur postulat fondamental, en effet, est l’existence de la matière. Or, Schopenhauer nous l’a dit, pour la matière être, c’est agir « nous ne pouvons même concevoir une manière d’être autre que celle-là[4] ». Les molécules qui tout à l’heure formaient l’eau liquide, transformées en vapeur, se sont soustraites à ma perception ; c’est qu’elles se sont simplement dispersées dans l’air, mais elles continuent d’exister, chacune d’elles occupe une partie déterminée de l’espace, qui devient par là même impénétrable à toute autre molécule. Si cette action de l’atome cessait, l’atome lui-même cesserait d’exister. On pourrait objecter que, dans la théorie

  1. id. Philosophische Schriften, éd. Gerhardt. vol. VII, p. 265. Nous avons traduit percipi par saisir, à cause du contexte. La doctrine de Leibniz a été admirablement résumée par M. Couturat. La logique de Leibniz. Paris, 1901, p. 251, 256, 257. — Cf. cependant Appendice I, p. 411.
  2. Schopenhauer. Die Welt als Wille und Vorstellung, Saemmtliche Werke, éd. Frauenstædt, vol. III, p. 206.
  3. Spir. Pensée et réalité, p. 9 ss. — Cf. préface de Penjon, p. VII.
  4. Cf. plus haut, p. 70.