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pour tâche de pénétrer dans le devenir ; le changement dans le temps est son domaine propre. C’est pourquoi la science — qui comprend aussi bien l’un et l’autre — est de plus en plus dominée par le principe de Carnot.

C’est donc la science elle-même qui rétablit la réalité dans ses droits. Elle démontre que, contrairement à ce que postulait la causalité, il n’est pas possible d’éliminer le temps, attendu que cette élimination aurait pour condition préalable la réversibilité et que la réversibilité n’existe nulle part dans la nature. Le phénomène réversible est purement idéal, ce n’est qu’un cas limite des phénomènes réels, tous irréversibles au fond. L’antécédent et le conséquent ne sont pas « interchangeables », comme on dit en parlant des pièces d’une machine ; ils ne sauraient donc être équivalents. L’effet n’égale pas la cause, contrairement à ce qu’affirme l’École, parce qu’il ne saurait « reproduire la cause entière ou son semblable », comme le postulait Leibniz.

Nous avons dit plus haut que le principe de Carnot devait être placé au début de la physique de la chaleur. Mais, si on le saisit dans toute sa généralité, il est clair qu’il est constamment sous-entendu dans la physique entière. En effet, ce qu’il formule, c’est une tendance des choses à se modifier dans le temps. Or, c’est cette tendance et son uniformité qui, nous l’avons vu (p. 22), servent de base à la mesure du temps ; c’est par suite de l’existence de cette uniformité que nous pouvons concevoir l’uniformité de l’écoulement du temps, alors que, d’autre part, la marche uniforme des phénomènes est stipulée directement par le principe de légalité même, c’est-à-dire fait partie intégrante de toute science et de toute prévision. En un mot, le principe de Carnot est solidaire du concept du temps et précise ce concept — cette précision consistant, entre autres, à nous assurer l’impossibilité d’un retour cyclique à longue échéance que notre sentiment immédiat n’exclut pas. C’est ce qui fait que, si nous cherchons pour ce principe une expression tout à fait générale, embrassant la totalité des phénomènes, nous trouverons des énoncés comme ceux de M. Perrin : « Un système isolé ne passe jamais deux fois par le même état », et « l’univers ne revêt jamais deux fois le même aspect »[1]. Ces énoncés se rapprochent des dictons qui existent dans toutes les langues, tels que : fugit

  1. J. Perrin, Traité de chimie physique, Paris, 1903, p. 142, 178.