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une hypostase de l’espace. Il va sans dire du reste qu’étant conçu de cette façon, il n’est susceptible d’aucun changement réel. Dans un milieu doué de qualités purement négatives, les parties ne sauraient se différencier. Comment dès lors un mouvement y serait-il possible, comment y concevoir les anneaux de Thomson et de Helmholtz ou les points singuliers de M. Larmor ? Par quoi l’éther des uns et des autres peut-il se distinguer de l’éther environnant ? Leibniz a dit que « si l’on pose le plein et l’unité de la matière, en y ajoutant le mouvement seul, les choses équivalentes se substituant constamment les unes aux autres, l’état d’un moment ne sauroit être distingué de l’état d’un autre, pas même par un ange, et par conséquent il ne sauroit exister de variété dans les phénomènes[1] », et c’est encore la même idée qu’exprime M. Russell en déclarant que « tant qu’on fait abstraction de la matière, une position est absolument indiscernable d’une autre et une science des relations est impossible. Pour que des relations spatiales puissent apparaître, il faut détruire l’homogénéité de l’espace vide et c’est la matière qui doit le détruire.[2] » Ces conceptions sont tellement contradictoires qu’elles n’ont pu naître, tout comme celle de l’atome corpusculaire, qu’à la commande d’une tendance apriorique. C’est qu’en effet, comme nous l’avons vu précédemment pour le mouvement, nous voulons qu’il y ait là à la fois différenciation et identité, et cette volonté est créatrice d’illusions. C’est pourquoi l’éther est pour ainsi dire à double face. D’une part nous entendons qu’il explique les phénomènes, et dès lors nous lui attribuons les propriétés susceptibles d’engendrer la diversité que nous sommes forcés de supposer à l’espace vide, par suite de la propagation de la lumière et de l’électricité, etc. et, d’autre part, nous lui enlevons toute qualité, pour pouvoir l’assimiler à l’espace. C’est bien là une de ces supercheries (comme l’unité de l’atome, l’état de « puissance », que nous avons coutume de commettre inconsciemment quand il s’agit de satisfaire à notre tendance causale.

L’analogie profonde entre les deux tendances ou plutôt la

  1. Leibniz. Philosophische Schriften, éd. Gerhardt, vol. II, p. 295. Lettre à Des Bosses, 2 fév. 1706.
  2. Russell. Essai sur le fondement de la géométrie, trad. Cadenat. Paris, 1901, p. 97. On peut rapprocher ce passage de celui de Berkeley que nous avons cité p. 115 ; étant donné que le matière unifiée se confond avec l’espace, les arguments contre l’espace absolu vide de tout contenu matériel trouvent ici leur application.