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constatations directes d’observateurs attentifs. M. H. Poincaré proteste contre les exigences de certains partisans de théories mécaniques extrêmes, qui voudraient tout ramener à une matière « n’ayant plus que des qualités purement géométriques[1]. ». Or cette matière, apparemment, n’est au fond que l’espace. M. Duhem, à propos de théories très différentes, constate également qu’elles tendent à réduire la matière à l’espace[2]. Le fait que ces deux savants autorisés considèrent ces tendances comme blâmables ajoute encore, si possible, au poids de leur témoignage.

Mais il y a plus, et il est possible, semble-t-il de montrer qu’il ne s’agit nullement d’excroissances tératologiques de la science, mais de ses produits naturels. Tout le monde, en effet, sera d’accord pour constater dans la science un courant manifestement dirigé vers l’explication de la matière par un milieu universel remplissant l’espace. « Depuis longtemps, l’ambition plus ou moins avouée de la plupart des physiciens a été de construire avec la particule d’éther toutes les formes possibles de l’existence corporelle » dit M. Lucien Poincaré[3]. Cela commence immédiatement après Descartes qui, nous l’avons vu, avait assimilé explicitement la matière à l’espace : dès qu’on les différencie par nécessité, la tendance à les identifier se manifeste. Leibniz, dans sa Theoria motus concreti[4], expose que l’espace est rempli partout par une matière homogène fluide, incompressible ; cette matière est susceptible de mouvements tourbillonnaires et c’est à ces derniers seuls que sont dus tous les phénomènes du monde sensible. Malebranche expose des vues tout à fait analogues[5]. Il est presque inutile d’insister sur l’analogie entre ces théories et celles de certains physiciens modernes, notamment de Thomson et Tait et de Helmholtz, sur les atomes tourbillons. Mais ce n’est pas manquer de respect à ces grands noms de la science que de constater que la base expérimentale de ces conceptions était entièrement hors de proportion avec l’édifice qu’on prétendait

  1. H. Poincaré. Électricité et optique. Paris, 1901, p. 3.
  2. Duhem. L’évolution de la mécanique. Paris, 1903, p. 177-178.
  3. Lucien Poincaré. La physique moderne, p. 278.
  4. Leibniz. Theoria motus concreti seu hypothesis nova. Mayence, 1671. Mathematische Schriften, éd. Gerhardt, vol. VI, p. 17 ss. Leibniz concevait cependant la nécessité d’un principe de différenciation (voir plus loin, p. 232).
  5. Malebranche. Réflexions sur la lumière et les couleurs. Histoire de l’Académie Royale des sciences, année 1699, Mémoires, p. 22.