Page:Meyerson - Identité et réalité, 1908.djvu/234

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

synthétique le corps nous apparaît bien comme continu, et de même la surface en tant que limite du corps, la ligne en tant que limite de la surface. Les difficultés du continu n’apparaissent qu’avec le mouvement. — Il se peut cependant que ces difficultés soient un peu moindres pour nous qu’elles ne l’étaient pour les Grecs ; ainsi, il nous faut un certain effort pour saisir le sens de l’argument de la flèche qui nous semble, alors même qu’elle est à un certain endroit, avoir pourtant conservé une vitesse. Ce sont là des habitudes d’esprit que crée le calcul infinitésimal. On a dit que le calcul infinitésimal est un effort pour saisir le concept du continu à l’aide du discret. Cette observation est fort juste, mais il faut ajouter que dans ce calcul le continu apparaît toujours en voie de devenir, par le mouvement. C’est ce mouvement que nous cherchons à saisir en le rendant discontinu, en le décomposant en de petites phases indivisibles qui sont autant de petits repos. Il y a donc là encore une étroite analogie entre les procédés du mathématicien et ceux du physicien, en ce sens que l’un et l’autre ramènent le mouvement à l’immobilité[1].

En somme, la science, dans son effort à devenir « rationnelle », tend de plus en plus à supprimer la variation dans le temps. Et l’on aperçoit clairement que l’empirisme ne saurait y être pour rien. En effet, l’instinct de la conservation exige la prévision ; c’est donc l’évolution dans le temps qui nous intéresse surtout et il semble que la forme essentielle de la loi, de la règle empirique, devrait être celle d’une modification en fonction du temps. Or, il n’en est nullement ainsi. Si l’on trouve quantité d’énoncés en fonction du temps dans les sciences de l’être organisé, c’est qu’elles sont encore au début de leur évolution. Mais ces énoncés sont d’autant plus rares que la science est plus rationnelle.

Supposons pour un instant que la science puisse réellement faire triompher le postulat causal : l’antécédent et le conséquent, la cause et l’effet se confondent et deviennent indiscernables, simultanés. Et le temps lui-même, dont le cours n’implique plus de changement, est indiscernable, inimaginable, inexistant. C’est la confusion du passé, du présent et de l’avenir, un univers éternellement immuable. La marche du monde s’est arrêtée. Et, bien entendu, simultanément ou plutôt antérieurement encore, la cause s’est évanouie. Car du

  1. Cf. p. 84 où nous avons examiné cette question à un point de vue un peu différent.