Page:Meyerson - Identité et réalité, 1908.djvu/222

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

du temps se trouve complètement dénaturée. Le temps mécanique ne s’écoule plus, uniformément, toujours dans la même direction ; on peut au contraire s’y mouvoir librement, dans la direction voulue, comme nous faisons dans l’espace. C’est ce que Lagrange a sans doute senti en affirmant que le temps pouvait être considéré comme une quatrième dimension de l’espace. C’est un énoncé qui frappe par son étrangeté : nous avons, en effet, la sensation immédiate qu’il n’en est pas ainsi et cette sensation, nous l’avons vu, est justifiée, car il n’y a pas de parallélisme réel entre nos concepts du temps et de l’espace. Mais, dans la mécanique rationnelle, le temps est en effet quelque chose d’analogue à l’espace. Là, l’effet peut réellement « reproduire la cause ou son semblable », selon le postulat de Leibniz.

M. H. Poincaré a émis cette ingénieuse supposition que la forme de notre mécanique est due à l’influence de la mécanique céleste, science qui s’est trouvée achevée la première et qui a frappé les esprits par sa belle ordonnance ; les mouvements des corps célestes nous apparaissant, nous venons de le voir, comme réversibles, on s’expliquerait que la mécanique rationnelle fût fondée sur la même hypothèse. Sans vouloir nier cette influence, qui a certainement raffermi les convictions et poussé à la méconnaissance des conditions réelles, nous croyons cependant que la cause a été plus profonde. Nous y voyons une manifestation évidente du principe de causalité, de la tendance générale qui est en nous et qui nous porte à postuler l’égalité entre l’antécédent et le conséquent.

Ayant ainsi, dès le début, transformé la nature intime du temps à l’aide d’un postulat audacieux, la mécanique rationnelle fait ensuite tous ses efforts pour le faire disparaître complètement des énoncés. Au début des développements, on est souvent obligé de poser des modifications en fonction du temps, mais le souci permanent, quoique souvent inconscient du savant, est d’éliminer cette variable dans la suite, de ramener ce qui est variable dans le temps à ce qui est constant. Nous avons vu, par le passage que nous avons cité au chapitre premier (p. 27), que Cournot avait clairement conscience que la science impose cette réduction. Hertz a été du même avis. « Nous considérons, dit-il, comme la tâche de la mécanique de déduire, en partant des propriétés de systèmes matériels indépendantes du temps, les phénomènes produits par ces derniers et s’écoulant dans le temps, ainsi que les pro-