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Dans le courant du xviiie siècle, le concept de chaleur-matière prévalut peu à peu sur celui de chaleur-mouvement. Cela résultait des principes de la physique newtonienne : le concept de la chaleur-mouvement, comme le remarque M. Duhem[1], y était un reste de physique cartésienne. Surtout depuis les travaux de Deluc, de Black et de Wilke[2], le triomphe de la première de ces théories sembla complet. Dès lors, la chaleur est traitée en véritable substance qui passe d’un corps à un autre sans que sa quantité (qu’on avait appris à mesurer) subisse une modification et qui, si elle cesse de se manifester à notre sensation et si le thermomètre ne la décèle pas, n’en continue pas moins d’exister dans un état particulier ; Black l’avait appelé l’état « latent », et ce concept de chaleur latente, c’est-à-dire ne se manifestant pas, mais susceptible de se manifester dans certaines conditions, appartient évidemment à la même famille que celui d’énergie potentielle dont fait usage la physique moderne. En effet, l’énergie qui a été mouvement et qui est susceptible de le redevenir ne se manifeste pas non plus comme mouvement tant qu’elle reste potentielle ; tout comme pour la chaleur latente, nous sommes obligés de lui supposer un état particulier. On verra d’ailleurs plus bas que Lazare Carnot désignait comme force vive latente ce que nous appelons énergie potentielle.

L’invention et la rapide vulgarisation du moteur thermique ne changèrent en rien cette situation : ni Watt, ni ses successeurs ne considérèrent ces phénomènes au point de vue de la transformation de la chaleur en mouvement mécanique.

Cependant les idées de Leibniz, continuaient à fructifier, et, par une sorte de sous-courant lent et puissant, les conceptions dont l’ensemble constitue notre principe de la conservation de l’énergie s’élaboraient peu à peu.

Vers la fin du xviiie siècle Lavoisier et Laplace[3], complétant la pensée de Leibniz, rattachent la production de la chaleur par frottement à la conception de la chaleur-mouvement et définissent la chaleur comme la somme des produits de la

  1. Duhem. Le Mixte. Paris, 1902, p. 61.
  2. Cf. Rosenberger. Geschichte der Physik, vol. II, p. 345-348.
  3. Lavoisier et Laplace. Mémoires sur la chaleur. Lavoisier, Œuvres. Paris, 1862, vol. II, p. 285-286. Cependant les auteurs ne formulent ces suppositions qu’avec une certaine réserve, les présentant comme équivalentes, tout au plus, à la théorie de la chaleur-fluide. On sait d’ailleurs que Lavoisier inclinait manifestement vers cette dernière hypothèse (Cf. plus haut, p. 151).