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Ces divers courants de la pensée antique qui, pour nous, tendent distinctement vers le même but, se retrouvent à peu près tous dans la première moitié du xve siècle, chez Nicolas de Cusa. Le docte cardinal qui fut, comme on sait, un des précurseurs de Copernic, en cherchant à démontrer que la terre peut se mouvoir sans que nous nous en apercevions, se sert également de l’exemple du navire qui, tout en progressant rapidement, peut nous paraître immobile si nous ne voyons pas les rives[1].

Mais, précisément chez Cusa, on voit que cette conception de la relativité du mouvement, bien que le principe d’inertie nous semble en découler, n’a pas suffi pour faire naître cette notion. Il y a, en effet, ceci de curieux que Cusa a affirmé le mouvement indéfini en ligne droite, mais dans un cas particulier et en se fondant sur des considérations toutes différentes. Son exposé mérite d’être examiné de plus près, il semble qu’il ait exercé une influence considérable sur la marche de la science et notamment sur la genèse du concept d’inertie chez Galilée[2].

Cusa, en expliquant une sorte de jeu où il s’agissait apparemment de lancer une boule sur un plan, expose que si la boule était absolument ronde et le plancher parfaitement lisse, la première ne toucherait le second qu’en un point (Cusa dit : in atomo). Or, la boule, lancée sur le plan, roule, c’est-à-dire tourne. Ce mouvement tournant, s’il était naturel, durerait éternellement comme dure celui de la « sphère ultime » du ciel « sans violence ni fatigue ». (C’est là, en effet, la doctrine du mouvement circulaire naturel d’Aristote.) Car — et c’est dans cette assimilation que consiste proprement la hardiesse de la théorie de Cusa — le mouvement de la sphère céleste et celui de la boule parfaite lancée de main d’homme sur un plan absolument lisse sont strictement comparables. « Cette sphère est mue par Dieu le créateur ou l’esprit de Dieu, comme la boule est mue par toi. » En effet, la perpétuité de la rotation résulte uniquement de la perfection de la rotondité, « la forme de la rotondité est très apte à la perpétuité du mouve-

    Sextus Empiricus. Il semble, en effet, que ces théories ne soient écloses que tout à fait sur le tard et qu’elles aient été considérées comme une sorte de paradoxe, susceptible de jeter un doute sur des conceptions que le bon sens acceptait comme fermement établies, mais qui ne pouvait servir de base à aucun énoncé précis.

  1. Nic. Cusanus. Opera. Bêle, 1565, chap. 10-12, p. 38 ss.
  2. Cf. plus bas p. 104 et 128.