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le livre de la pousta

respire la bonne humeur, l’égalité d’âme. L’auteur n’a pas besoin, pour nous faire comprendre l’énergique philosophie de sa race, de nous dépeindre l’adorable sourd-muet, le Sage de la Pousta, qui exprime avec tant de sérénité sa joie de vivre, sa satisfaction de la part que Dieu lui a faite sur la terre, son bonheur de posséder cette Pousta où il gagne péniblement son pain, mais qui est à lui tout entière puisqu’il lui est permis d’y vivre ! M. de Justh est aussi grand que son pauvre faucheur ; il croit, à tort sans doute, nous voulons le penser, mais il croit, et il l’écrit sans phrases, qu’il est condamné à mourir jeune[1]. Quand il quitte ses

  1. Sigismond de Justh ne se trompait pas quand il se croyait destiné à mourir jeune. Un de ses compatriotes lui avait, paraît-il, reproché d’être « en coquetterie avec la mort ». Il répondit que ce n’était pas « une coquetterie, mais une passion sérieuse », et peu de semaines après il s’éteignit : il avait à peine trente et un ans. Il fut surpris par la mort, le 9 octobre 1894, dans un hôtel de Cannes, où un malaise l’avait forcé de s’arrêter, loin de sa mère dont il était adoré, sans un ami pour lui fermer les yeux ! Il n’avait auprès de lui, pour lui rappeler la patrie, la famille, tout ce qu’il chérissait, que le fidèle Istvan, L’Offrande du village, le Hongrois que ses paysans avaient chargé de veiller sur lui pendant ses« lointains et dangereux voyages », et qui avait pour mission de ne point le quitter : Istvan revint à Szabad Szent Tornya(*) avec un cercueil. Les paysans décidèrent que pendant six mois ils garderaient le deuil et s’abstiendraient de musique et de danse. Le Sage de la Pousta était

    (*) Szent Tornya, commune magyare au cœur de l’Alfoeld, colonisée par les ancêtres de S. de Justh sur leurs terres nobiliaires. Le village prit le surnom de Szabad (libre), parce que les habitants, déjà avant l’abolition du servage en Hongrie, avaient été affranchis par leur seigneur. Aujourd’hui, ils sont les fermiers collectifs du domaine de Szent Tornya.