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monde écoutait avec surprise les cris bruyants et le cœur tremblait aux plus vaillants. En ce moment apparut le court détroit que Caribde et Scylla ont rendu redoutable par leur furie terrible. « Ces flots, dit Mercure, dont la présomption veut sans cesse atteindre jusqu’aux cieux et frapper les nuages, furent domptés autrefois par l’astucieux amant de Calypso, lorsque ses voyages le conduisirent ici. Imitateurs de sa prudence, nous lancerons à la mer de quoi les occuper, pendant que le navire franchira le passage avec la vitesse de l’oiseau. Pendant qu’elles broieront, rongeront et suceront le malheureux qu’il faut livrer à la mer, nous aurons le temps de passer. Qu’on voie donc s’il est possible de trouver dans cette galère quelque misérable poëte, qui puisse être jeté dans ces gueules féroces. »

On chercha et l’on découvrit Lofraso, poëte soldat, de l’île de Sardaigne, qui gisait pâle et défait, évanoui dans un coin. Il était en train d’ajouter dix autres livres à ses dix livres de la Fortune, prenant pour cela le temps où il avait le moins d’occupation. Tout l’équipage cria : « Qu’on le jette à la mer ; à la mer Lofraso, et point de résistance. » — « Pardieu, dit Mercure, je vais me fâcher. Comment ? Ne serait-ce pas un cas de conscience et très-grave, que de lancer tant de poésie à la mer ? dût-elle nous engloutir dans son inclémence. Vive Lofraso aussi longtemps qu’Apollon donnera de l’éclat au jour, et tant que les hommes goûteront les joies délicates de