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mettez une cotte de mailles. Si on vous appelle à l’aide, bouchez-vous les deux oreilles… Me promettez-vous de ne pas oublier ces paroles ?

— Je vous le promets, monsieur… Ensuite ?

— Deuxièmement, méfiez-vous des femmes. La plus douce cache une furie. Leurs cheveux fins sont des serpents qui enlacent et étouffent. Leurs yeux poignardent. Leur sourire empoisonne. Vous m’entendez bien, mon fils ? Ayez des femmes tant qu’il vous plaira. Bâti comme vous l’êtes, vous n’en manquerez pas. Mais ne vous donnez à aucune, si vous ne voulez flétrir votre vie, si vous ne voulez périr accablé par les mensonges et les trahisons. Méfiez-vous des femmes, chevalier !

— Je vous le promets, monsieur. Ensuite ?…

— Troisièmement, méfiez-vous de vous-même. Ah ! surtout de vous-même ! Écartez violemment dès le début de votre vie, les mauvais conseils de miséricorde, d’amour et de pitié, tous les pièges que votre cœur ne manquera pas de vous tendre. C’est l’affaire de quelques années. Très facilement, avec un peu de bonne volonté, vous deviendrez comme les autres hommes : dur, impitoyable, égoïste, et alors vous serez solidement armé. M’avez-vous bien entendu ?

— Oui, mon père, et je vous promets de m’exercer de mon mieux.

— Bon ! Je pars donc tranquille. Je vous laisse Giboulée, ajouta Pardaillan, qui jeta un regard caressant sur une longue rapière accrochée au mur.

Il la prit et ceignit lui-même le cuir verni autour des reins de son fils.

— Là ! Vous voilà chevalier pour de bon, maintenant !

Et avec le ton d’un roi armant un chevalier, il prononça la formule, mais en la modifiant ainsi :

— Soyez fort contre vous-même, fort contre les femmes, fort contre les hommes ! Giboulée vous aidera. C’est un ami qui ne trahira pas, une maîtresse à jamais fidèle… Adieu, mon fils, adieu…

— Mon père ! Mon père ! s’écria Jean hors de lui, le nom de cette mère à qui vous avez rendu sa fille ! Le nom de votre ancien maître !…

— Chevalier, dit gravement le vieux routier, ce n’est pas mon secret, vous dis-je !

Jean comprit que la résolution de son père était immuable.

Il n’insista donc pas et se contenta d’accompagner le vieux routier jusqu’au-dehors de Paris, lui à pied, M. de Pardaillan père à cheval.

Quand ils furent arrivés loin de Paris, au village de Montmartre, Pardaillan mit pied à terre, embrassa son fils en le serrant tendrement sur sa poitrine, puis, se remettant en selle, s’éloigna au galop…

Jean pleura beaucoup, et, le chagrin l’emportant, oublia très vite ce détail de ces deux noms que son père avait emportés avec lui, au loin.

Ce fut ainsi qu’il demeura seul au monde, et qu’il acquit Giboulée.

Une quinzaine de jours après le départ de son père, le chevalier de Pardaillan se promenait un soir, tout mélancolique, sur les bords de la Seine, lorsqu’il vit une bande de gamins lier les pattes à un pauvre chien avec l’intention évidente de le noyer.

Fondre sur la bande, la disperser à coups de taloches, délier la malheureuse bête fut, pour le chevalier, l’affaire d’un instant.

« Bon ! pensa-t-il, monsieur mon père m’a recommandé de laisser se noyer les hommes, mais non les chiens. Je ne lui désobéis donc pas… »

Inutile d’ajouter que l’animal ainsi sauvé s’attacha à son libérateur et le suivit pas à pas lorsqu’il s’en alla.

Pardaillan, qui avait déjà beaucoup de mal à se nourrir lui-même, voulut le renvoyer. Mais le chien se coucha à ses pieds, les pattes croisées l’une sur l’autre, et le regarda avec des yeux si bons et si implorants que le chevalier l’emmena à l’auberge de la Devinière.

Au bout de trois mois, Pardaillan connaissait le fort et le faible de son chien.

Il l’avait appelé Pipeau.

Pourquoi Pipeau ? Nous l’ignorons. Nous nous sommes engagé à raconter une histoire, mais non à rechercher l’étymologie des noms de tous nos personnages.

Pipeau était un chien berger à poil roux ébouriffé, ni beau ni laid, mais d’une jolie ligne, et surtout admirable par l’intelligence et la mansuétude de ses yeux bruns. Il possédait une mâchoire à briser du fer ; il était un peu fou, aimait à courir frénétiquement aux moineaux, fonçant tête baissée, renversant tout sur son passage, et l’air très étonné, quand il s’arrêtait, que les moineaux ne l’eussent pas attendu.



Note




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