Livre I
XII. La Maison de la rue des barrés
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XII

La Maison de la rue des barrés

Ce soir-là, Jean de Pardaillan ramena donc un nouvel hôte à l’auberge de la Devinière ; il arriva au moment où on fermait l’hôtellerie : sans rien demander à personne, il conduisit Galaor à l’écurie, l’installa à la meilleure place et versa une mesure d’avoine dans la mangeoire. Puis, ayant allumé un falot, il se mit à examiner son acquisition avec le soin et la compétence d’un parfait connaisseur.

Un sifflement longuement modulé et accompagné d’un hochement de tête significatif exprima toute son admiration.

Galaor était un aubère cap de more qui pouvait aller sur ses quatre ans ; il avait la tête fine, le front large, les naseaux ouverts, le garrot bien dessiné, la croupe souple, les jambes sèches. C’était une bête magnifique.

— Ah ça ! que diable faites-vous donc là ? demanda tout à coup la voix grasse de maître Landry.

Pardaillan tourna légèrement la tête vers la boule de graisse que représentait l’aubergiste et répondit par-dessus l’épaule :

— J’examine le produit de mon dernier crime.

Landry frissonna.

— Ainsi, dit-il, ce cheval est à vous, monsieur le chevalier ?

— Je vous l’ai dit, maître Landry, répondit Pardaillan en jetant dans le râtelier une belle botte de luzerne.

— Et, continua l’aubergiste, la mort dans l’âme, je devrai le nourrir ?

— Ah ça ! voudriez-vous d’aventure que cette noble bête mourût de faim ?…

Et le chevalier, s’étant assuré par un dernier regard que Galaor ne manquait de rien, souhaita le bonsoir à l’aubergiste atterré, et s’en fut se coucher.

Maître Landry Grégoire saisit alors sa tête pointue à deux mains, et dans son accès de désespoir, essaya de s’arracher les cheveux.

Nous devons dire qu’il n’y réussit pas : en effet, maître Landry était totalement chauve, et son crâne avait la majesté, mais aussi la nudité absolue d’un bel ivoire antique et solennel.

À partir de ce jour, on ne vit plus Pardaillan que monté sur Galaor, et Pipeau le précédant le nez au vent, en quête de tout ce qui était bon à manger et à voler aux devantures des marchands de volailles ; quant à Galaor, pour rien au monde il ne se dérangeait de la ligne droite : c’est-à-dire qu’il fallait que les gens se rangeassent vivement s’ils ne voulaient être bousculés et piétinés. Il faut ajouter que pour un murmure, pour un regard de travers, la redoutable Giboulée sortait toute seule de son fourreau.

Pardaillan sur Galaor, compliqué de Pipeau, aggravé de Giboulée, devint donc la terreur du quartier — nous voulons dire la terreur des insolents, des hobereaux pillards, des spadassins et des capitans qui pullulaient ; car le chevalier — et ceci va peut-être le réconcilier avec le lecteur indisposé par le portrait ci-dessus malheureusement trop ressemblant —, le chevalier n’intervenait jamais dans une querelle que pour défendre le plus faible ; il lui arrivait parfois de ramasser avec lui quelque mendiant qu’il faisait asseoir à une table, devant lui, et qu’il invitait à dîner, lui coupant les meilleurs morceaux, lui versant pleines rasades.

Ces jours-là, maître Landry était radieux, bien que la présence d’un gueux dans sa rôtisserie si bien fréquentée l’offusquât quelque peu. En effet, ces jours-là, Pardaillan, qui ne payait jamais quand il était seul, payait généreusement. Une fois, il arriva à l’aubergiste d’en faire timidement l’observation au chevalier, qui lui répondit froidement :

— Vous vous prenez donc pour un grand seigneur, mon cher ? Fussiez-vous M. le duc de Guise, fussiez-vous le roi lui-même, que je ne vous permettrais pas l’impertinence de payer le repas de mes invités. Mes hôtes sont à moi, monsieur Grégoire !

D’autres fois, on le voyait arriver à l’auberge, toujours froid, toujours insensible, choisir quelque bonne poularde bien rissolée, y ajouter un pain, une bouteille de vin, et s’éloigner après avoir jeté un écu au garçon ou à la servante. Et alors, si ce garçon intrigué le suivait sournoisement, voici ce qu’il voyait.

Pardaillan pénétrait dans quelque taudis, où il avait remarqué une misère, déposait son paquet de victuailles devant les pauvres gens effarés, saluait d’un grand geste de son chapeau à plume de coq, et se retirait sans dire un mot.

Seulement, en s’en allant, il grommelait :

— Allons, bon ! Voilà que je viens encore de désobéir à M. de Pardaillan mon père ! Je serai sûrement damné dans l’autre monde !…

En attendant, le chevalier commençait à s’ennuyer dans celui-ci.

Il se disait non sans raison que cette existence était indigne d’un homme assoiffé de belles aventures, et qui se sentait de taille à aspirer à de grandes choses.

De sourdes ambitions, de vagues désirs le faisaient palpiter.

Bref, il s’ennuyait…

Les meilleurs moments étaient ceux qu’il passait à darder le feu plongeant de son regard sur le toit d’en face. Et lorsque, après des heures d’affût patient, il avait entrevu le radieux visage de l’inconnue, il était heureux ! il appelait cela faire provision de joie au cœur.

La voisine, peu à peu, s’apprivoisait.

Elle en vint à ne pas fermer précipitamment sa fenêtre ! Elle en vint à lever la tête ! Elle en vint à répondre au regard du jeune homme par un regard qui ne s’effrayait pas !

Mais la chose n’allait pas plus loin.

Pardaillan et Loïse ignoraient tout l’un de l’autre. S’aimaient-ils ?… Savaient-ils qu’ils s’aimaient ?…

Le chevalier savait seulement qu’elle était la fille de cette belle inconnue qu’on appelait la Dame en noir, et que les deux femmes vivaient modestement du produit des tapisseries qu’elles faisaient pour des dames de noblesse ou de riches bourgeoises…

Un jour, Pardaillan s’occupait dans sa chambre à raccommoder son pourpoint. Ordinairement, c’était Mme Landry qui s’occupait de ce soin. Mais la belle aubergiste, ayant surpris le chevalier les yeux fixés sur le toit d’en face, boudait depuis quelques jours, retirée sous la tente, c’est-à-dire parmi ses casseroles.

Ce n’était pas sans quelque mélancolie qu’il se livrait à ce travail. En effet, il ne pouvait se dissimuler que son costume de velours gris usé jusqu’à la corde ne pouvait guère inspirer d’admiration à une jolie fille.

« Tant que je n’aurai pas trouvé le moyen de m’habiller comme je vois MM. les gentilshommes de la cour, elle ne m’aimera pas ! Peut-on aimer un pauvre diable dont l’habit crie misère ?… »

À ces réflexions, on pourra connaître que Pardaillan était, au fond, une âme bien candide encore.

Ayant tant bien que mal réparé l’accroc qu’il essayait de faire disparaître, Pardaillan remit son pourpoint, ceignit son épée et s’apprêta à sortir, résolu à conquérir coûte que coûte l’habit somptueux qu’il rêvait.

Mais avant de s’éloigner, il se mit à la fenêtre ; juste à ce moment, il vit la Dame en noir qui sortait de la maison et prenait la direction de la rue Saint-Antoine. Au même instant, Loïse parut à la fenêtre.

Emporté peut-être par une sorte de bravade à la misère de son costume, par un défi à l’impossibilité d’être aimé tel qu’il se voyait, pour la première fois, d’un geste tout instinctif, il envoya un baiser…

Loïse rougit, il est vrai ! mais elle demeura une seconde à regarder le chevalier, sans colère, puis, lentement, elle rentra.

« Oh ! songea Pardaillan dont le cœur se mit à battre la chamade, mais on dirait qu’elle n’est pas indignée ! Par Pilate ! par Barabbas ! Je ne pourrais donc espérer !… Oh ! Il faut que, sur-le-champ, je parle à sa mère !… »

Un roué eût dit : Je vais profiter de l’absence de la mère pour aller me jeter aux pieds de cette belle enfant !…

Sans plus réfléchir, le chevalier s’élança, descendit quatre à quatre les escaliers, sortit à pied comme un coup de vent et rattrapa la Dame en noir au moment où elle tournait à gauche l’angle de la rue Saint-Denis et prenait la rue Saint-Antoine dans la direction de la Bastille.

Mais alors, il n’osa plus !

Il lui sembla qu’il avait à dire des choses énormes.

Et il se contenta de suivre la Dame en noir à distance respectueuse.

Arrivée non loin de la Bastille, Jeanne tourna à droite dans ce dédale de ruelles qui servaient de communication entre la rue Saint-Antoine et le port Saint-Paul.

Elle finit par s’arrêter dans la rue des Barrés, à l’endroit précis où s’était élevé jadis un couvent de carmes. Ces dignes moines étaient habillés de blanc et de noir ; d’où le nom de barrés que leur donnait le peuple ; d’où le nom de rue des Barrés qu’avait pris tout naturellement la rue qu’ils habitaient. Le couvent avait disparu, les carmes s’étant, sous Louis XII, transportés sur la montagne Sainte-Geneviève. Mais la rue continuait à s’appeler rue des Barrés. Plus tard, l’accent aigu de l’é finit par tomber, non pas de la plaque indicatrice, car il n’y en avait pas, mais de la prononciation populaire, et la rue s’appela dès lors rue des Barres… Nous donnons l’explication pour ce qu’elle vaut.

La maison devant laquelle Jeanne de Piennes s’était arrêtée était située sur l’emplacement même de l’ancien couvent des barrés ; elle était entourée de beaux jardins ; elle était petite, mais de belle apparence, bien qu’un peu mystérieuse.

Pardaillan vit la Dame en noir heurter le marteau, et, bientôt après, entrer dans la maison.

« Je lui parlerai quand elle sortira, pensa-t-il. Il faut que je lui parle ! »

Et il se posta en sentinelle, à un bout de la rue.

Une servante robuste et méfiante avait introduit Jeanne et l’avait conduite au premier étage, dans une belle grande pièce agréablement meublée où rien ne manquait de ce qu’on appelle aujourd’hui le confortable.

À son entrée, un jeune homme et une femme qui étaient assis l’un près de l’autre tournèrent la tête.

— Ah ! fit la femme, voici ma tapisserie !

— Bon ! dit le jeune homme en s’adressant à Jeanne. Avez-vous tenu compte de l’inscription que je vous fis tenir ?

— Oui, monsieur, dit Jeanne.

— Quelle inscription ? demanda la femme d’une voix timide et très douce.

— Vous allez voir ! répondit le jeune homme en frottant joyeusement ses mains pâles.

Ce jeune homme semblait âgé de vingt ans au plus. Il était habillé comme un riche bourgeois, de drap fin ; son vêtement était noir ; mais à sa toque de velours noir, resplendissait un diamant énorme.

Il était de taille moyenne, et paraissait de santé délicate ; son visage était pâle et même bilieux ; il avait le front bombé ; les yeux sournois ne regardaient pas en face ; la bouche se plissait ordinairement sous l’effort d’un sourire en général mauvais, parfois sinistre, mais qui, en ce moment, était plein d’une réelle cordialité ; les mains s’agitaient et les doigts se contractaient par suite de quelque manie ; peut-être ce jeune homme était-il atteint d’une maladie nerveuse. Parfois, il éclatait de rire subitement, sans motif, et ce rire, qui démentait le feu sombre du regard, était terrible à entendre, terrible à voir.

Quant à la femme, elle accusait trois ou quatre ans de plus que son compagnon. C’était une jolie blonde d’allure modeste et qui, dans une foule, ne devait pas provoquer ce murmure qui forme comme un sillage d’admiration sur le passage de certaines femmes souveraines par la beauté. Tout en elle était modestie, effacement presque craintif ; mais elle avait des yeux d’une douceur infinie et d’une tendresse extraordinaire lorsqu’elle les posait sur le jeune homme. Cette modestie, cette douceur, cette tendresse constituaient le caractère essentiel de cette femme. Au premier coup d’œil, on devinait en elle un de ces êtres de dévouement très pur qui vivent d’un amour et meurent au besoin sans se plaindre.

— Voyons l’inscription ! reprit-elle avec une curiosité impatiente.

— Regardez, Marie ! fit le jeune homme en prenant la tapisserie des mains de la Dame en noir.

Cette tapisserie représentait une série de bouquets de fleurs de lis qui s’entrelaçaient et couraient autour de l’étoffe ; au centre se dessinait un cartouche sur fond bleu ; et c’est sur ce cartouche que se détachait en lettres d’or l’inscription suivante :

IE[1] CHARME TOUT.

Celle qu’on avait appelée Marie leva sur le jeune homme un regard interrogateur. Celui-ci frotta lentement ses mains pâles et dit avec un sourire heureux :

— Chère Marie, vous ne devinez pas ?

— Non, mon bien-aimé Charles…

— Eh bien, ce sera là désormais votre devise, Marie… C’est moi qui ai trouvé cela !

— Oh ! Charles… mon bon Charles…

— Écoutez la fin, Marie ! Je voulais une devise pour vos meubles, pour votre argenterie, pour toute votre argenterie, pour toute votre maison, enfin ! Je l’ai demandé à Ronsard et même à messire Jean Dorat, professeur au collège de France pour le latin et le grec ; mais ils n’ont rien trouvé qui me plaise ; alors je me suis mis à chercher moi-même, et j’ai trouvé cela, moi… Voyez-vous, Marie, il n’y a que l’amour pour inspirer les bonnes idées…

— Charles ! Charles ! Vous me rendez trop heureuse !…

— Écoutez donc la fin ! dit le jeune bourgeois qu’on appelait Charles. Savez-vous où j’ai trouvé cette inscription ? Devinez un peu…

— Comment devinerais-je, mon doux ami ?

— Eh bien ! s’écria Charles triomphalement, c’est dans votre nom !… « Ie charme tout » n’est que l’anagramme de « Marie Touchet », votre nom !… Vous n’avez qu’à vérifier…

Marie Touchet courut à un secrétaire, écrivit rapidement son nom et constata en effet que toutes les lettres de l’inscription : « Ie charme tout », se trouvaient dans « Marie Touchet ».

Alors, toute rouge d’un réel bonheur, elle revint se jeter dans les bras de son amant qui la serra sur sa poitrine avec une indicible expression de tendresse.

Jeanne de Piennes avait assisté, immobile et douloureuse, à cette scène de bonheur intime et paisible.

« Comme ils s’aiment ! songea-t-elle. Comme ils sont heureux, ce bon bourgeois et cette douce bourgeoise ! Hélas ! moi aussi, j’aurais pu être heureuse !… »

— Oui, Marie, disait à voix basse le jeune homme, oui, c’est à cela que j’ai songé ces temps derniers ! Car c’est à toi seule que je rêve au fond de mon Louvre ! Et tandis que ma mère me croit occupé à la destruction des huguenots, tandis que mon frère d’Anjou se demande si je songe au moyen de le tuer, tandis que Guise cherche à surprendre sur mon front le secret de sa destinée, moi je songe que je t’aime, toi seule, puisque seule tu m’aimes, et que dans Marie Touchet, il y a bien réellement « Ie charme tout » !

Marie écoutait ces paroles avec ivresse… Elle oubliait la présence de la Dame en noir.

— Sire ! Sire ! fit-elle, presque à haute voix, vous m’enivrez de bonheur.

— Sire ! murmura Jeanne en tressaillant profondément. Le roi de France !…

Et dans sa pauvre imagination tant martyrisée, une secousse violente se produisit. Elle était devant Charles IX… Ce petit bourgeois pâle et sombre, c’était le roi !… Le roi de France !… L’homme que tant de fois elle avait rêvé d’approcher pour implorer justice… non pour elle, ah ! certes ! mais pour sa fille, pour sa Loïse !…

Haletante, la tête en feu, elle fit un pas en avant.

Charles IX avait enlacé Marie Touchet dans ses bras. Il reprit à demi-voix :

— Il n’y a pas de Sire, ici ! Il n’y a pas de Majesté, tu entends, Marie ? Il n’y a que Charles ! Ton bon Charles, comme tu m’appelles… Car il n’y a que toi, Marie, pour dire que je suis bon et cela me soulage, vois-tu, cela jette une lumière dans l’horreur de mes pensées… Le roi ! Je suis le roi !… Marie, je suis un pauvre enfant que sa mère déteste, que ses frères haïssent ! Au Louvre, je n’ose pas manger, j’ai peur du verre d’eau qu’on m’apporte, j’ai peur de l’air que je respire… Ici, je mange, je dors, je bois sans crainte, ici ! ah ! je respire à pleins poumons ! Regarde comme ma poitrine se dilate !…

— Charles ! Charles ! calme-toi…

Mais Charles IX s’exaltait. Ses yeux flamboyaient. Sa parole était devenue rauque et sifflante. Jeanne, tremblante, se recula dans un angle obscur.

Une pâleur livide avait envahi le visage du roi. Le tremblement nerveux de ses mains s’accentua.

— Je te dis qu’ils veulent ma mort ! grinça-t-il tout à coup sans prendre la précaution de baisser la voix. Ah ! Marie, Marie ! Sauve-moi, cache-moi !… J’ai lu dans leurs pensées, te dis-je ! J’ai fouillé leurs consciences, et j’y ai vu ma condamnation écrite en lettres de flamme !

— Charles ! par grâce, calme-toi !… Oh ! voilà encore ton accès !… Charles ! reviens à toi ! Tu es près de moi… près de Marie !…

Charles IX avait repoussé Marie Touchet. La crise était terrible de soudaineté. Des deux mains, il se cramponnait au dossier d’un fauteuil. Une sueur froide ruisselait sur son visage ; ses yeux sanglants se fixèrent dans le vide sur des êtres imaginaires, et il eut un éclat de rire qui résonna affreusement.

— Les misérables ! gronda-t-il. Les voilà qui cherchent comment ils me tueront ! Qui aura mon trône ?… Est-ce toi, Guise infernal ? Est-ce toi, Anjou ? Est-ce toi, Béarn ? Oh ! tous ! tous ! les voilà qui complotent !… Et ceux-là qui s’avancent dans les ténèbres, qui est à leur tête ?… Ce misérable Coligny… Ah ! truands ! attendez !… À moi mes gardes ! Arrêtez-moi tous ces parpaillots ! Passez-les-moi au fil de l’épée !… Ah ! ils me tuent ! au meurtre !… à moi !…

Les derniers mots expirèrent dans la gorge du roi, parmi des éclats de rire à faire frissonner les plus braves ; il se renversa dans les bras de Marie Touchet, en proie à une crise effrayante, les yeux convulsés, les mains tordues…

Jeanne s’était élancée pour aider Marie.

— Oh ! madame, balbutia celle-ci, par pitié pour mon pauvre Charles si malheureux, jamais un mot de ceci, je vous en supplie… à qui que ce soit au monde !…

— Rassurez-vous ! dit Jeanne avec cette dignité douce et simple qui la faisait si admirable, je sais trop ce qu’est la douleur humaine, je sais trop qu’elle est la même auprès des trônes et sous les chaumes, et c’est la douleur qui m’a appris le silence…

Marie fit un signe de tête pour remercier. Et c’était touchant, cette prière faite à une humble ouvrière de tapisseries, par la maîtresse du roi, pour le roi !

— Puis-je vous être utile ? reprit Jeanne.

— Non, non, fit vivement Marie ; soyez remerciée et bénie… je connais ces redoutables crises… Charles, dans quelques instants, sera à lui… Voyez-vous, je n’ai qu’à le garder ainsi dans mes bras… il n’y a que cela qui le calme…

— En ce cas, je vous quitte… il ne faut pas qu’il s’aperçoive que sa faiblesse a eu un témoin…

— Ah ! madame ! s’écria Marie avec un élan de reconnaissance, vous avez toutes les délicatesses… Comme vous avez dû aimer !…

Un fugitif et douloureux sourire passa sur les lèvres décolorées de Jeanne, qui fit un signe d’adieu et se retira, s’évanouit plutôt, pareille à une ombre légère… sacrifiant l’immense intérêt qu’il y aurait eu pour elle à parler au roi.

À peine avait-elle disparu que Charles IX ouvrit les yeux, passa lentement ses mains sur son visage, jeta autour de lui des yeux hagards, et voyant Marie penchée sur lui, sourit tristement.

— Encore un accès ? fit-il avec une sourde angoisse.

— Rien, presque rien, mon Charles ! Bien moins fort que le dernier… rassure-toi… c’est fini…

— Il y avait ici quelqu’un tout à l’heure… ah ! oui… la femme qui a fait cette tapisserie… Où est-elle ?…

— Partie, mon Charles, partie depuis deux minutes…

— Avant l’accès ?

— Oui, oui, mon bon Charles, avant !… Allons, te voilà remis… Bois un peu de cet élixir… là… repose un instant ta pauvre tête… là… sur mon cœur… mon bon Charles.

Elle s’était assise, l’avait attiré sur ses genoux, et Charles, docile comme un enfant, écrasé de fatigue par la violence et la soudaineté foudroyante de la crise, obéissait, penchait sa tête pâle et sombre.

Un grand silence se fit…

Le roi de France, bercé dans les bras de Marie Touchet, s’endormait, la tête sur son sein, avec l’inexprimable bonheur de savoir qu’un ange veillait sur son sommeil…

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  1. On sait que l’i et le j s’écrivent de la même façon en lettres capitales. On écrivait « Iésus » pour Jésus, « Iérôme » pour Jérôme « Ie » pour Je, etc., etc., (Note de M. Zévaco.)