Livre I
XIII. Vox populi, vox Dei !…
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Le chevalier de Pardaillan avait attendu la sortie de Jeanne avec la patience d’un amoureux. Il était résolu à lui parler. Pour lui dire quoi ? Qu’il aimait sa fille ? Qu’il la voulait pour épouse ? Cela, peut-être. Au fond, il ne savait pas trop, et souhaitait simplement de se rapprocher de la mère et de la jeune fille.

Lorsqu’il la vit sortir et revenir vers lui, il prépara donc un discours très propre, selon lui, à produire une vive émotion sur celle qui l’écouterait.

Malheureusement, à la minute où la Dame en noir passa près de lui, il en vint justement à oublier le commencement de son discours, le plus beau passage, selon lui, toujours. Il demeura donc bouche bée… Jeanne passa, et le chevalier soulevait son chapeau dans un de ses grands gestes qui lui étaient familiers, que déjà elle était loin de lui.

Pardaillan s’élança alors, en se disant qu’il se donnait jusqu’à la rue Saint-Denis pour aborder la Dame en noir et lui exposer sa requête, à laquelle, pour plus de précaution, il adjoignit une péroraison des plus pathétiques. Car maintenant la mémoire lui revenait.

Le chevalier ne songeant même pas que le moyen le plus simple, et le plus convenable après tout, c’était de se présenter au logis de la dame. On ne songe pas à tout. Et il avait résolu de parler tout de suite.

Mais lorsqu’il déboucha dans la rue Saint-Antoine, il trouva que l’aspect de Paris avait changé, comme parfois, à l’approche des premières rafales d’une tempête, l’Océan change brusquement de face.

Des groupes nombreux, bourgeois et peuple mêlés, marchaient dans la direction du Louvre. La grande artère était devenue un fleuve d’hommes d’où montaient des murmures menaçants, parfois des éclats de voix.

Que se passait-il ?

Pardaillan cherchait à ne pas perdre de vue la Dame en noir qui marchait à vingt pas devant lui.

À un moment, un de ces remous violents qui font tourbillonner les foules sans qu’on sache pourquoi se produisit. Jeanne, enveloppée dans ce remous, disparut. Le chevalier s’élança, distribuant force horions, jouant des coudes, et se frayant un passage à coups de bourrades ; mais il ne retrouva plus la Dame en noir.

Alors il se laissa entraîner par la foule qui devenait plus serrée, plus compacte.

Devant lui, bras dessus, bras dessous, marchaient trois hommes, trois hercules, avec des cous de taureau, des faces rouges, des yeux menaçants. Et la foule, sur leur passage, vociférait :

— Vive Kervier ! Vive Pezou ! Vive Crucé !

— Quels sont ces trois éléphants ? demanda Pardaillan à son plus proche voisin.

Le voisin, respectable bourgeois d’apparence cossue, regarda le chevalier de travers, mais voyant qu’il portait une belle rapière, il répondit poliment :

— Comment, monsieur ! vous ne connaissez pas Crucé, l’orfèvre du pont de bois ? Et Pezou, le boucher de la rue du Roi-de-Sicile ? Et Kervier, le libraire de l’Université ? Kervier, surtout ! On voit bien que vous ne vous occupez pas de livres, monsieur.

— Excusez-moi, j’arrive de province, dit Pardaillan. Ah !… c’est là le boucher, le libraire et l’orfèvre ? Bon ! je suis content d’avoir vu cela, moi !

— Les trois grands amis de Monsieur de Guise ! continua le bourgeois enthousiasmé.

— Peste ! C’est bien de l’honneur pour Monsieur de Guise !

— Oui, monsieur ! les défenseurs de la sainte religion, s’il vous plaît.

— Laquelle ? demanda froidement Pardaillan.

— Laquelle ? fit l’homme stupéfait. La nôtre, monsieur ! Celle du pape ! celle du roi ! celle de la reine ! celle du grand Guise ! celle du peuple !

— Ah ! très bien ! Et que veut-elle, notre religion ? Car une religion qui est à tant de gens doit être aussi un peu à moi…

— Ce qu’elle veut ?… Écoutez !…

À ce moment, Pardaillan arrivait près du pont de bois. Là, une foule énorme, agitée de ces longues et puissantes ondulations, poussait des clameurs :

— Vive Guise !… Mort aux huguenots !

— Vous entendez ? dit le bourgeois. Vous entendez le peuple ? Or, vous le savez, vox populi, vox Dei !…

— Pardon, observa doucement le chevalier, je n’entends pas l’anglais…

— Ce n’est pas de l’anglais, monsieur, fit l’homme avec dédain. C’est du latin. Et ce latin-là signifie que la voix du peuple, c’est la voix de Dieu.

— Voilà qui est bon à savoir, dit Pardaillan. Ainsi, en ce moment, c’est Dieu qui crie : Mort aux parpaillots !

— Oui, monsieur ! Et c’est Dieu aussi qui, par la voix de son peuple, acclame le grand Guise pour qui s’est réunie cette foule, le grand Guise qui entre aujourd’hui dans Paris et va passer ici pour se rendre au Louvre ! Vive Guise ! Mort à Béarn ! Mort à Albret !…

Le bourgeois, à ce moment, fut séparé de Pardaillan par une poussée du peuple : une forte escouade d’arbalétriers et d’arquebusiers du guet déblayait les abords du pont pour laisser le passage libre à Henri de Guise dont on signalait l’approche.

Pardaillan était placé à l’entrée du pont, contre la première maison du côté gauche : une vieille bâtisse à demi ruinée, et qui probablement était abandonnée, car les fenêtres en étaient closes, tandis que toutes les autres maisons du pont laissaient voir des spectateurs jusque sur leurs toits.

Cependant, le chevalier remarqua que la première maison du côté droit qui faisait vis-à-vis à la bâtisse abandonnée était également fermée : une seule de ses fenêtres était ouverte, mais cette fenêtre était grillée d’un treillis épais.

Derrière ce treillis, dans l’ombre, Pardaillan crut voir un instant une figure de femme dont les yeux incandescents jetaient des regards de flamme sur la foule, qui sourdement grondait :

— Mort aux huguenots !…

Pourquoi ?… Il n’y avait pas à ce moment de huguenots dans Paris. Ou s’il y en avait, ils se cachaient ! Et d’ailleurs, la paix signée à Saint-Germain[1] n’avait-elle pas promis aux protestants la tranquillité dans la capitale ?

Pardaillan vit tout à coup l’orfèvre, le boucher et le libraire, Crucé, Pezou et Kervier, parcourir vivement des groupes et donner un mot d’ordre. Dès qu’ils avaient passé, on criait de plus belle :

— Sus au parpaillot ! Mort à Béarn ! À l’eau, Albret !…

Alors Crucé, Pezou et Kervier vinrent se poster sur le côté gauche du pont, à trois pas du chevalier.

— Par Pilate et Barabbas ! grommela-t-il, je crois que je vais voir aujourd’hui des choses intéressantes !…

— Ah ! ah ! hurlait à ce moment Crucé, voici M. de Biron qui passe ! Biron le boiteux !…

— Et M. de Mesmes, seigneur de Malassise ! ajouta Kervier.

— Les signataires de la paix de Saint-Germain ! vociféra Pezou. Les amis des damnés huguenots !…

— Oh ! une paix boiteuse ! ricana tout haut l’orfèvre, en désignant Biron qui boitait en effet.

— Et mal assise ! compléta le libraire en montrant du doigt le sire de Mesmes de Malassise.

Autour d’eux, la foule trépigna de joie et hurla :

— À bas la paix de Saint-Germain ! À bas la paix boiteuse et mal assise ! Mort aux parpaillots !

Crucé leva les yeux vers la fenêtre grillée où Pardaillan avait cru remarquer un visage de femme. Cette fois, c’était un visage d’homme qui apparaissait derrière le treillis épais. Cet homme échangea un rapide signal avec Crucé, puis disparut dans l’intérieur…

Pénétrons un instant dans cette maison, la première, avons-nous dit, sur le côté droit du pont.

Là, dans la pièce à la fenêtre grillée, une femme grande, maigre, tout enveloppée de noir, avec une tête d’oiseau de proie, nez de vautour, bouche serrée, regard perçant, est assise dans un vaste fauteuil.

Cette femme, c’est la veuve d’Henri II, la mère de Charles IX, Catherine de Médicis…

Près d’elle, un homme jeune encore, et qui a dû être fort beau, emphatique de geste, théâtral d’allure, avec on ne sait quoi de souple dans la démarche, et de félin dans les attitudes…

Cet homme, c’est Ruggieri, l’astrologue !…

Que font-ils là tous les deux ? Quelles mystérieuses accointances permettent à l’astrologue florentin de garder devant la reine cette attitude où il y a plus de caresse que de respect ? Quelle sinistre besogne les a unis dans cette maison ?

Catherine frappe nerveusement du bout du pied. Elle paraît impatiente. Parfois elle frissonne.

— Patience, patience, Catharina mia, dit Ruggieri en souriant d’un sourire livide.

— Et tu es sûr, René, qu’elle est à Paris ? Voyons ! répète-moi voir un peu cela !

— Tout à fait sûr ! La reine de Navarre est entrée hier secrètement dans Paris. Jeanne d’Albret est sans doute venue voir quelque important personnage.

— Mais comment l’as-tu su, René ?… Parle, mon ami, parle !

— Eh ! comment l’aurais-je su, sinon par la belle Béarnaise que vous avez placée près d’elle ?

— Alice de Lux ?…

— Elle-même ! Ah ! c’est une fille précieuse et une fidèle espionne…

— Et tu es sûr que Jeanne d’Albret va passer sur ce pont ?

— Croyez-vous, sans cela, que j’y aurais appelé Crucé, Pezou et Kervier ? fit Ruggieri en haussant les épaules. Est-ce pour acclamer Henri de Guise, à votre avis, que le peuple de Paris s’est levé ?… Patience, Catherine, vous allez voir !…

— Oh ! murmura Catherine de Médicis en serrant ses mains l’une contre l’autre, c’est que je la hais, vois-tu, cette Jeanne d’Albret ! Guise n’est rien. Je le tiens dans ma main et je le briserai quand je voudrai. Mais Albret, voilà l’ennemi, René, le seul ennemi vraiment redoutable pour moi ! Ah ! si je pouvais donc la tenir ici, et l’étrangler de mes mains !…

— Bah ! ma reine, fit Ruggieri, laissez cette besogne au bon peuple de Paris. Tenez, le voilà qui s’apprête ! Écoutez ! Regardez ! Par Altaïr et Aldébaran[2] s’il est bon de regarder dans le ciel quand d’aussi magnifiques horreurs se passent sur la terre.

En effet, d’effroyables hurlements éclataient au-dehors.

Ruggieri s’était approché du treillis, suivi de Catherine. Leurs deux têtes penchées se touchaient presque, et maintenant, les dents serrées, les yeux flamboyants, les narines aspirant le massacre, hideux, ils regardaient…

— Je ne vois qu’Henri de Guise, haleta sourdement Catherine de Médicis.

— Regardez là-bas… au bout du pont… cette litière, derrière l’escorte…

— Oui, oui !…

— La litière ne peut plus reculer… la foule l’enserre… tout à l’heure, en arrivant ici… les rideaux vont s’écarter un instant… et ce sera bien du diable si notre ami Crucé ne reconnaît pas la reine de Navarre !…

Sur le pont, Henri de Guise s’avançait, suivi d’une trentaine de cavaliers.

Il saluait du geste et du sourire, et de temps à autre il criait :

— Vive la messe !

— Vive la messe ! Mort aux huguenots ! répétait la multitude qui délirait.

C’était un redoutable et magnifique spectacle. Ces seigneurs de l’escorte, montés sur des chevaux splendidement harnachés, portaient des costumes éclatants où rutilaient des pierreries… L’or, la soie, le satin, les couleurs chatoyantes, les plumes de leurs toques, les diamants de leurs colliers formaient un merveilleux ensemble.

Mais le plus beau de tous, le plus étincelant, c’était leur chef : Henri de Guise. C’est tout au plus s’il avait vingt ans. Il était de haute taille, bien pris, avec un visage où éclatait un somptueux orgueil ; un grand manteau de satin bleu flottait sur ses épaules, et sa toque portait un triple rang de perles.

— Guise ! Guise ! vociférait le peuple avec des acclamations que Catherine de Médicis écoutait en incrustant ses ongles acérés dans les paumes de ses mains.

Et là-bas, dans la petite maison, de la rue des Barrés, dans le logis de Marie Touchet, le roi de France dormait paisiblement, la tête sur l’épaule maternelle de sa maîtresse…

Cependant, Henri de Guise et son escorte avaient franchi le pont. Mais alors, ils trouvèrent la foule si compacte qu’ils durent s’arrêter plusieurs minutes. À ce moment, derrière eux, éclatèrent des clameurs si féroces que le duc de Guise, instinctivement, porta la main à sa dague et fit volte-face.

Non, ce n’était pas à lui qu’on en voulait !…

Il rengaina le poignard, et voici le terrible spectacle qui lui apparut, comme il apparaissait à Catherine de Médicis et à René Ruggieri.

Une litière, s’avançant à grand-peine, arrivait au débouché du pont, devant la maison en ruine près de laquelle se tenaient Crucé, Pezou et Kervier. Cette litière était modeste, et ses rideaux de cuir étaient hermétiquement fermés.

À ce moment, les rideaux s’ouvrirent l’espace d’une seconde. Mais cette seconde avait suffi !…

— Enfer ! rugit Crucé dont la voix de stentor domina les clameurs. C’est la reine de Navarre ! Mort à la parpaillote ! Mort à Jeanne d’Albret !…

Et avec ses amis, il se rua sur la litière.

— Enfin ! murmura Catherine avec un terrible sourire qui découvrit ses dents aiguës.

En un instant, un groupe nombreux et discipliné avait entouré la litière, gesticulant et vociférant :

— Albret ! Albret ! Mort à Albret ! À l’eau, la huguenote !…

La litière fut soulevée comme un fétu de paille par les lames de l’océan ; renversée, piétinée, elle disparut…

Mais les deux femmes qu’elle contenait avaient eu le temps de sauter à terre.

— Pitié pour Sa Majesté ! cria la plus jeune des deux femmes, d’une merveilleuse beauté, qui, pour des raisons inconnues, ne paraissait pas aussi effrayée qu’elle eût dû l’être.

— La voilà ! La voilà ! tonnèrent Crucé et Pezou en désignant l’autre dame, qui tenait à la main une sorte de petit sac en cuir.

C’était Jeanne d’Albret, en effet !…

D’un geste de souveraine majesté, elle ramena son voile sur son visage. Une poussée puissante, irrésistible, la jeta contre la porte de la maison en ruine avec celle qui l’accompagnait. Mille bras se levèrent. La reine de Navarre allait être saisie, broyée, déchirée…


À cet instant, Catherine de Médicis et Ruggieri, du haut de leur fenêtre, le duc de Guise, du haut de son cheval, virent un spectacle inouï, fantastique et merveilleux… Un jeune homme venait de s’élancer, balayant la foule à coups de poing, à coups de tête, à coups de coude, entrant, pénétrant comme un coin de fer, et semblant faire le vide autour de lui, par une sorte de formidable roulis de ses épaules… En un clin d’œil, il se forma un espace entre la porte de la maison ruinée à laquelle s’appuyaient les deux femmes, et la multitude furieuse à la tête de laquelle se trouvaient l’orfèvre, le boucher et le libraire.

Alors, le jeune homme tira sa longue et solide rapière qui flamboya, et se mit à décrire un moulinet vertigineux, qu’il n’interrompit que pour lancer de seconde en seconde des coups de pointe furieux, tandis que la cohue stupéfaite, épouvantée, reculait, élargissant le demi-cercle !…

— René ! gronda Catherine, il faut que ce jeune homme meure ou qu’il soit à moi !

— J’y pensais ! répondit Ruggieri en s’élançant.

— Saint-Mégrin ! disait de son côté le duc de Guise, tâche donc de savoir qui est cet enragé. Cornes du diable, le magnifique sanglier ! Quels coups de boutoir ! D’estoc, de pointe, de taille, comme il frappe !…

Cet enragé, comme disait Guise, ce sanglier qui tenait tête à la meute humaine, c’était le chevalier de Pardaillan.

Au moment où Crucé et sa bande se jetaient sur la litière, il avait vu que cette litière contenait deux femmes.

Il voulut s’élancer, et se sentit retenu par le bras. Celui qui l’agrippait au passage, c’était le bourgeois qui, tout à l’heure, lui avait donné de si complaisants renseignements.

— Laissez faire ! cria cet homme avec une sorte d’emphase doctorale. Laissez faire le peuple ! Rappelez-vous ! Vox populi, vox Dei !…

— Eh ! monsieur, répondit Pardaillan, sans la moindre impatience, je vous ai déjà signifié que je n’entends pas l’anglais !

En parlant ainsi il se secoua. Et en se secouant, il envoya rouler le malencontreux latiniste sur les premiers rangs des assaillants ; puis il se précipita, tête baissée, comme un bélier humain.

— Par Bacchus ! s’écria l’homme en soutenant d’une main sa mâchoire endommagée ; c’est là Hercule en personne, ou je ne suis plus Jean Dorat, Johannus Auratus, le plus grand poète de la Pléiade, le Virgile de nos temps !…



Note modifier

  1. La paix de Saint-Germain (1570) met fin à la troisième guerre de religion.
  2. Noms d’étoiles. (Note de Zévaco.)



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