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la lumière des torches. Il ajouta avec effort :

— Je t’apportais mes vœux et mes adieux… puisque je reste, moi !

François le saisit par la main, sans remarquer que cette main brûlait de fièvre.

— Henri, dit-il, es-tu vraiment un frère pour moi ?

Henri tressaillit, rougit, balbutia :

— Qui te permet d’en douter ?

— Pardonne ! je souffre tant ! Tu vas comprendre. Je pars, Henri, je pars pour ne plus revenir, peut-être… et je laisse derrière moi une immense détresse…

— Une détresse ?

— Un malheur ! Écoute de toute ton âme ; car de ta réponse va dépendre ma suprême résolution. Tu connais Jeanne… la fille du seigneur de Piennes…

— Je la connais ! répondit sourdement Henri.

— Eh bien, voici le malheur… Je pars… Et Jeanne et moi, nous nous aimons !…

Henri étouffa un rugissement de rage.

— Tais-toi, continua François. Écoute jusqu’au bout. Depuis six mois, nous nous aimons ; depuis trois mois, nous sommes l’un à l’autre ; depuis deux heures, elle s’appelle Montmorency… comme moi !

Une sorte de gémissement râla dans la gorge d’Henri. Comme s’il n’eût rien vu, rien su !…

— Ne t’étonne pas, poursuivit fiévreusement François ; ne t’exclame pas ! Elle-même te dira demain que le chapelain de Margency nous a unis cette nuit. Mais ce n’est pas tout ! En ce moment Jeanne pleure sur un cadavre : le seigneur de Piennes est mort ! Mort dans l’église même, tout à l’heure, en me jetant un dernier regard qui m’ordonnait de veiller sur le bonheur de son enfant ! Et ce n’est pas tout encore ! Margency fait retour à la maison du connétable ! Oh ! Henri, Henri, ceci est affreux ! Je laisse Jeanne seule au monde, sans défense ni ressource… m’entends-tu ? me comprends-tu ?

— J’entends… je comprends !…

— Frère, écoute-moi bien à présent. Acceptes-tu le dépôt que je veux te confier ? Me jures-tu de veiller sur la femme que j’aime et qui porte mon nom ?…

Henri frissonna longuement, mais il répondit :

— Je te le jure !…

— Si la guerre m’épargne, je retrouverai l’épouse dans la maison de son père, sans que jamais elle ait souffert en mon absence. Car tu seras là pour la protéger, la défendre. Me le jures-tu ?

— Je te le jure !

— Si je succombe, tu révéleras ce secret au connétable et tu lui imposeras la volonté de ton frère mort : que ma part du patrimoine mette à jamais ma veuve à l’abri de la pauvreté, et lui fasse une existence honorée. Me le jures-tu ?

— Je te le jure ! répondit Henri pour la troisième fois.

François l’étreignit alors dans ses bras en disant :

— C’est bien. Maintenant, je puis partir !…

Et mettant toute son âme dans ce mot, il prononça lentement :

— Tu as juré… souviens-toi !…

À peine fut-il en selle qu’il alla se placer à la tête des deux mille cavaliers rassemblés sur une esplanade, sombre masse confuse hérissée de lueurs de sabres.

Une minute, François se tourna vers Margency.

Et il pleura !

Car ce fils aîné de la grande race guerrière avait un cœur tout vibrant de jeunesse et d’amour.

Il pleura et, à travers les larmes, ses yeux fouillèrent les ténèbres pour se reposer une dernière fois sur le toit qui abritait la bien-aimée.

Mais la nuit était profonde, la vallée noire, le bourg invisible. Il murmura :

— Adieu, Jeanne, adieu !…

Et aussitôt, levant le bras, d’une clameur éclatante et désespérée que le vieux Montmorency dut entendre du fond de son manoir, il cria :

— En avant ! Jusqu’à la mort !

Les deux milles cavaliers — les deux milles sacrifiés —, d’un accent sauvage, rugirent :

— Jusqu’à la mort !

Alors, la lourde masse de cavaliers s’ébranla d’un trot pesant, roula comme un grondement de tonnerre et s’enfonça vers l’horizon noir, avec ses torches rouges, ses éclairs d’aciers, ses cliquetis d’armes, pareille à un mystérieux météore qui passe dans la nuit…

Le connétable, du haut du perron, écouta ce bruit d’avalanche qui s’éloignait…

Quand ce fut fini, il poussa un profond soupir, et, montant à cheval à son tour, prit le chemin de Paris…

Henri demeura seul.




Notes





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no match

IV
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Le corps du seigneur de Piennes revêtu de ses habits de gala, les mains croisées