Livre I
II. Minuit !
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Le silence et les ténèbres d’une nuit sans lune pesaient sur la vallée de Montmorency. Au loin, un chien de ferme aboyait à la mort. Onze heures sonnèrent lentement au clocher de Margency.

Jeanne de Piennes s’était redressée pour compter les coups, cessant d’actionner son rouet !… Elle murmura :

— Cher enfant de mon amour, pauvre cher petit ange, qui sait quelles douleurs te réserve la vie !…

Longtemps elle se tut. Puis, tandis qu’un pli creusait son front pur, elle reprit :

— Ce soir, quand je suis rentrée, pourquoi mon père paraissait-il bouleversé par quelque souffrance inconnue ?… Pourquoi, si convulsivement, m’a-t-il serrée sur son cœur ? Comme il était pâle ! En vain, j’ai essayé de lui arracher son secret… Pauvre père ! Que ne donnerais-je pas pour prendre ma part de ton chagrin… mais tu n’as rien voulu dire… seulement tu pleurais en me regardant…

Son regard tomba sur une image encadrée au mur.

Elle se leva, s’approcha, s’agenouilla, les mains jointes.

— Madame la Vierge, on dit que vous êtes la mère des mères, et que vous savez tout et que vous pouvez tout. Faites que mon seigneur et amant ne repousse pas l’enfant qui veut vivre… Vierge, bonne Vierge, faites que le fruit de mes entrailles ne soit pas maudit… et que, seule, je pleure la faute !…

La demie avait sonné… Elle attendit encore, avec une angoisse qui la poignait au cœur…

Enfin, elle éteignit le flambeau, s’enveloppa d’une mante et, poussant la porte, marcha vers une maison paysanne située à cinquante pas.

Comme elle longeait une haie toute parfumée de roses sauvages, il lui sembla qu’une ombre, une forme humaine, se dressait de l’autre côté de la haie.

— François !… appela-t-elle, palpitante.

Rien ne lui répondit… et, secouant la tête, elle poursuivit son chemin.

Alors, cette ombre se mit en mouvement, se glissa vers la demeure du seigneur de Piennes, alla droit à une fenêtre éclairée ; et l’homme, rudement, frappa.

*******

Le seigneur de Piennes ne s’était pas couché. À pas lents, le dos voûté, il se promenait dans la salle, l’esprit tendu dans une recherche affreuse : qu’allait devenir sa Jeanne ! À qui la confier ? À qui demander, mendier l’hospitalité… pour elle ! pour elle ! pour elle seule !…

Le coup frappé à la fenêtre arrêta soudain sa morne promenade, et l’immobilisa dans l’attente pantelante d’une dernière catastrophe.

On heurta plus rudement, plus impérieusement.

Le seigneur de Piennes, alors, ouvrit, regarda !…

Et un rugissement de haine, de douleur et de désespoir déchira sa gorge… Celui qui frappait, c’était un fils de l’implacable ennemi, c’était Henri de Montmorency !

Le vieillard se retourna : d’un bond, il courut à une panoplie, décrocha deux épées, les jeta sur la table.

Henri avait franchi la fenêtre, échevelé, hagard.

Les deux hommes se trouvèrent face à face, blêmes tous deux, crispés, hérissés.

Ils haletaient, incapables de prononcer un mot.

D’un signe violent, le seigneur de Piennes montra les deux épées.

Henri secoua la tête, haussa les épaules et saisit la main du vieillard.

— Je ne suis pas venu pour me mesurer avec vous, dit-il d’une voix démente ; pour quoi faire ? Je vous tuerais. Et d’ailleurs, je n’ai pas de haine contre vous, moi ! Est-ce que cela me regarde que mon père vous ait fait disgracier ? Je sais ! oh ! je sais : par le connétable, vous avez perdu votre gouvernement ; vos terres de Piennes ont été confisquées ; de riche et puissant que vous étiez, vous êtes pauvre et misérable !…

— Qu’es-tu donc venu faire ici ? Parle ! gronda le vieux capitaine en assénant sur la table un formidable coup de poing. Ta présence dans cette maison est pour moi le dernier outrage ! Et tu ne veux pas te battre ! Voyons ! viens-tu me braver ? Est-ce ton père qui t’envoie, n’osant venir lui-même ? Es-tu venu voir si le coup qu’il me porte ne m’a pas tué ? Parle ! ou j’atteste ma haine que tu vas mourir à l’instant.

Henri, d’un revers de main, essuya la sueur qui inondait son front.

— Tu veux savoir pourquoi je suis ici ? C’est parce que je sais que tu dois aux Montmorency la misère qui t’accable ! Oui, c’est parce que je connais ta haine, vieillard insensé, que je viens te crier : N’est-ce pas un abominable sacrilège que Jeanne de Piennes soit la maîtresse de François de Montmorency !…

Le seigneur de Piennes chancela. Un nuage rouge passa devant ses yeux. Ses pupilles se dilatèrent. Sa main se leva pour une insulte suprême.

Henri de Montmorency, d’un geste foudroyant, saisit cette main et la serra à la broyer.

— Tu doutes ! rugit-il. Vieillard stupide ! Je te dis que ta fille, à cette minute même, est dans les bras de mon frère ! Viens ! viens !

Stupide, en effet, sans forces, sans voix, le père de Jeanne fut violemment entraîné par le jeune homme qui, d’un coup de pied, ouvrit la porte : l’instant d’après, tous deux étaient devant la chambre de Jeanne… Cette chambre était vide !…

Le seigneur de Piennes leva au ciel des bras chargés de malédiction et sa clameur désespérée, pareille au cri d’un homme qu’on égorge, traversa lamentablement le silence de la nuit.

Puis courbé, râlant, vacillant, se heurtant à la muraille, il parvint à regagner la salle…

Et il alla tomber dans son grand fauteuil, pareil à un chêne foudroyé par la tempête…

Henri s’était enfui dans la nuit, comme dut jadis s’enfuir Caïn.

Jeanne de Piennes avait marché jusqu’à la maison paysanne. Elle n’entra pas ; elle avait besoin des ombres de la nuit sur son visage lorsqu’elle ferait le doux et redoutable aveu… Sa vie, la vie de l’enfant qu’elle portait dans son sein allaient se décider là !

Le premier coup de minuit sonna : au détour du sentier, à trois pas d’elle, François apparut…

Elle le reconnut aussitôt et, au même instant, elle fut dans ses bras. L’étreinte fut presque violente : ils s’aimaient vraiment de toute leur âme.

— Mon aimée, dit alors François de Montmorency, les minutes nous sont comptées ce soir. Un cavalier vient d’arriver au manoir, devançant mon père d’une heure : il faut que le connétable me trouve au château… Parle donc, bien-aimée… dis-moi quel est le secret qui t’oppresse. Quoi que tu aies à me confier, souviens-toi que c’est un époux qui t’écoute…

— Un époux, mon François ! Oh ! tu m’enivres de bonheur…un époux ! dis-tu vrai ?

— Un époux, Jeanne : je le jure par mon nom glorieux et sans tache jusqu’à ce jour !

— Eh bien, fit-elle toute palpitante, écoute…

Il se pencha. Elle appuya sa tête sur son épaule. Elle allait parler… elle cherchait la parole d’aveu…

À ce moment, un cri terrible, un cri d’horrible agonie déchira le silence des choses…

François bondit.

— C’est la voix de mon père ! balbutia Jeanne épouvantée. François ! François ! on égorge mon père !…

Elle s’était arrachée des bras de l’amant ; elle se mit à courir ; en quelques secondes elle fut devant la maison et vit la porte et la fenêtre ouvertes… Un instant plus tard, elle était dans la salle : son père râlait dans un fauteuil. Elle se jeta sur lui, toute secouée de sanglots, saisit sa tête blanche dans ses bras…

— Mon père, mon père, c’est moi ! c’est ta Jeanne !

Le vieillard ouvrit les yeux et les fixa sur sa fille. Quel regard ! Quelle effroyable malédiction pesa sur la malheureuse !…

Sous ce regard elle recula de deux pas ; à demi folle ; entre eux, il ne fut pas besoin de paroles : elle comprit qu’il savait tout ! Elle se sentit à jamais condamnée. Ses jambes se dérobèrent. Elle tomba à genoux. Deux larmes brûlantes jaillirent de ses yeux.

Et inconsciente, elle avoua :

— Pardon, père ! pardon de l’avoir aimé, de l’aimer encore !… Voyons, père, ne me regarde pas ainsi… tu veux donc que ta pauvre petite Jeanne meure à tes pieds, de désespoir !… Ce n’est pas ma faute, va, si je l’aime… une force inconnue m’a jetée dans ses bras… Oh ! père…, si tu savais comme je l’aime !…

À mesure qu’elle parlait, le seigneur de Piennes s’était redressé de toute sa hauteur.

Il était pareil à un spectre…

Il saisit sa fille par une main et la releva.

— Tu me pardonnes, n’est-ce pas ? Oh ! père, dis-moi que tu me pardonnes !

Sans répondre, il la conduisit jusqu’au seuil de la maison, étendit le bras dans la nuit, et il prononça :

— Allez, je n’ai plus de fille !…

Elle chancela ; un gémissement râla dans sa gorge…

À ce moment une voix chaude, mâle et sonore s’éleva soudain :

— Vous vous trompez, monseigneur. Vous avez encore une fille. C’est votre fils qui vous le jure !

En même temps, François de Montmorency apparut dans le cercle de lumière, tandis que Jeanne jetait un cri d’espoir insensé et que le seigneur de Piennes reculait en bégayant :

— L’amant de ma fille !… ici !… devant moi !… Ô honte suprême de mon dernier jour !

Calme, sans un frémissement. François se courba.

— Monseigneur, voulez-vous de moi pour votre fils ? répéta-t-il, presque agenouillé.

— Mon fils ! balbutia le vieillard. Vous, mon fils ! qu’ai-je entendu ? Est-ce une sanglante moquerie !…

François saisit les mains de Jeanne.

— Monseigneur, daigne votre bonté accorder à François de Montmorency votre fille Jeanne pour épouse légitime, dit-il avec plus de fermeté encore.

— Épouse légitime !… Je rêve !… Ignorez-vous donc… vous !… le fils du connétable !…

— Je sais tout, monseigneur ! Mon mariage avec Jeanne de Piennes réparera toutes les injustices, effacera tous les malheurs… J’attends, mon père, que vous prononciez le sort de ma vie…

Une joie immense descendit dans l’âme du vieillard, et déjà des paroles de bénédiction montaient à ses lèvres, lorsqu’une pensée foudroyante traversa son cerveau :

« Cet homme voit que je vais mourir ! Moi mort, il se rira de la fille comme il se rit du père !… »

— Décidez, monseigneur, reprit François.

— Père, mon vénéré père, supplia Jeanne.

— Vous voulez épouser ma fille ? dit alors le vieillard. Vous le voulez ? quand ?… quel jour ?…

Le jeune homme comprit ce qui se passait dans le cœur de ce mourant. Un rayon de loyauté mâle et douce illumina son front. Et il répondit :

— Dès demain, mon père ! dès demain !…

— Demain ! dit le seigneur de Piennes, demain je serai mort !…

— Demain, vous vivrez… et de longs jours encore, pour bénir vos enfants.

— Demain ! râla le vieillard avec une immense amertume. Trop tard ! c’est fini… Je meurs… Je meurs maudit… désespéré !

François regarda autour de lui et vit que les domestiques de la maison, réveillés, s’étaient rassemblés.

Alors une sublime pensée descendit en lui.

Il enlaça d’un bras la jeune fille éperdue, fit signe à deux serviteurs de saisir le fauteuil où agonisait le seigneur de Piennes, et sa voix solennelle, vibrante de tendresse, s’éleva :

— À l’église ! commanda-t-il. Mon père, il est minuit : votre chapelain peut dire sa première messe… ce sera celle de l’union des familles de Piennes et de Montmorency.

— Oh ! je rêve !… je rêve !… répéta le vieillard.

— À l’autel ! répéta François d’une voix forte.

Alors, le cœur désespéré du vieux capitaine se fondit.

Quelque chose comme un gémissement fit trembler sa poitrine ; car les joies puissantes gémissent comme les profondeurs.

Un soupir de gratitude infinie, exaltée, surhumaine, le secoua tout entier.

Ses yeux se remplirent de larmes, et sa main livide se tendit vers le noble enfant de la race maudite !

Dix minutes plus tard, dans la petite chapelle de Margency, le prêtre officiait à l’autel. Au premier rang se tenaient François et Jeanne.

En arrière d’eux, dans le fauteuil même où on l’avait transporté, le seigneur de Piennes. Et en arrière encore, deux femmes, trois hommes, les gens de la maison, témoins de ce mariage tragique.

Bientôt les anneaux furent échangés et les mains frémissantes des amants s’étreignirent.

Puis l’officiant murmura une bénédiction :

— François de Montmorency, Jeanne de Piennes, au nom du Dieu vivant, vous êtes unis dans l’éternité…

Alors les deux époux se retournèrent vers le seigneur de Piennes comme pour lui demander sa bénédiction, à lui.

Ils virent le vieillard qui essayait de soulever ses bras, tandis qu’un rayon de joie et d’apaisement transfigurait son visage.

Un instant, il leur sourit…

Puis ses bras retombèrent pesamment… et ce sourire demeura figé à jamais sur ses lèvres décolorées :

Le seigneur de Piennes venait d’expirer !…






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