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hommes pour obéir à la loi de la nature, plus que jamais, Jeanne, tu es sous ma protection. Que crains-tu ? Bientôt tu porteras mon nom. La haine qui divise nos deux pères, je la briserai !…

— Je le sais, mon seigneur, je le sais ! Et même si ce bonheur ne m’était pas réservé, je serais heureuse encore d’être à toi tout entière. Oh ! aime-moi, aime-moi, mon François ! car un malheur est sur ma tête !

— Je t’adore, Jeanne. J’en jure le ciel, rien au monde ne pourra faire que tu ne sois ma femme !

Un éclat de rire, sourdement, retentit tout près…

— Ainsi, continuait François, si quelque peine secrète t’agite, confie-la à ton amant… ton époux.

— Oui, oui !… ce soir. Écoute, à minuit, je t’attendrai… chez ma bonne nourrice… il faut que tu saches !… la nuit, j’oserai !

— À minuit, donc, bien-aimée…

— Et maintenant, va, pars… adieu… à ce soir…

Une dernière étreinte les unit. Un dernier baiser les fit frissonner. Puis François de Montmorency s’élança, disparut sous les fourrés.

Une minute Jeanne de Piennes demeura à la même place, émue, palpitante.

Enfin, avec un soupir, elle se retourna. Au même instant, elle devint très pâle : quelqu’un était devant elle — un homme d’une vingtaine d’années, figure violente, œil sombre, allure hautaine.

Jeanne eut un cri d’épouvante :

— Vous, Henri ! vous !

Une indicible expression d’amertume crispa le visage du nouveau venu qui, d’une voix rauque, répondit :

— Moi, Jeanne ! Il paraît que je vous effraie ! Par la mort-dieu, n’ai-je donc pas le droit de vous parler, … comme lui… comme mon frère !

Elle demeura tremblante. Et lui, éclatant de rire :

— Si je ne l’ai pas, ce droit, je le prends ! Oui, c’est moi Jeanne ! moi qui ai sinon tout entendu, du moins tout vu ! Tout ! vos baisers et vos étreintes ! Tout, vous dis-je ! par l’enfer ! Vous m’avez fait souffrir comme un damné ! Et maintenant, écoutez-moi ! Sang du Christ, ne vous ai-je pas le premier déclaré mon amour ? Est-ce que je ne vaux pas François ?

Une étrange dignité exalta la jeune fille.

— Henri, dit-elle, je vous aime et vous aimerai toujours comme un frère… le frère de celui à qui j’ai donné ma vie. Et il faut que mon affection pour vous soit grande, puisque je n’ai jamais dit un mot à François… jamais je ne lui dirai… ah ! jamais !

— Ah ! c’est plutôt pour lui épargner une inquiétude ! Mais dites-lui que je vous aime ! Qu’il vienne, les armes à la main, me demander des comptes !

— C’en est trop, Henri ! Ces paroles me sont odieuses, et j’ai besoin de toutes mes forces pour me souvenir encore que vous êtes son frère !

— Son frère ?… Son rival ! Réfléchissez, Jeanne !…

— Ô mon François, dit-elle en joignant les mains, pardonne-moi d’avoir entendu et de me taire !

Le jeune homme grinça des dents, et haleta :

— Donc, vous me repoussez !… Parlez ! mais parlez donc !… Vous vous taisez ?… Ah ! prenez garde !

— Puissent les menaces que je lis dans vos yeux retomber sur moi seule !

Henri frissonna.

— Au revoir, Jeanne de Piennes, gronda-t-il ; vous m’entendez ?… Au revoir… et non adieu !…

Alors ses yeux s’injectèrent. Il eut un geste violent, secoua la tête comme un sanglier blessé et se rua à travers la forêt.

— Puissé-je être seule frappée ! balbutia Jeanne.

Et comme elle disait ces mots, quelque chose d’inconnu, de lointain, d’inexprimable, tressaillit au fond, tout au fond de son être. D’un geste instinctif, elle porta les mains à ses flancs, et tomba à genoux, prise d’une terreur folle, elle bégaya :

— Seule ! seule ! Mais, malheureuse, je ne suis plus seule ! mais il y a en moi un être qui vit et veut vivre ! que je ne veux pas laisser mourir !…






◄   II   ►

Le silence et les ténèbres d’une nuit sans lune pesaient sur la vallée de Montmorency. Au loin, un chien de ferme aboyait à la mort. Onze heures sonnèrent lentement au clocher de Margency.

Jeanne de Piennes s’était redressée pour compter les coups, cessant d’actionner son rouet !… Elle murmura :

— Cher enfant de mon amour, pauvre cher petit ange, qui sait quelles douleurs te réserve la vie !…

Longtemps elle se tut. Puis, tandis qu’un pli creusait son front pur, elle reprit :