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Le contraste de la nappe et de la chute est d’un effet inouï, et la majesté du paysage est encore rehaussée par la singulière disposition des rochers voisins, sorte de voûte basaltique qui rappelle un peu les arches des ponts romains, avec toute la différence qu’il y a entre les créations délicates et bornées des hommes et les jeux puissants de la nature.

Du Davezout, une heure et demie au plus me mena à la fafatié ou cascade du Reb, dont j’ai donné une vue et une description dans ce journal, il y a près de deux ans (no 213). Mais je ne l’avais vue alors qu’à la saison sèche. Quatre mois après cette première excursion, il m’était réservé de revoir la fafatié dans sa plus grande splendeur. À la première visite, je l’avais vue d’en-bas ; à la seconde, j’allai me placer à niveau, dans un sentier qui surplombait l’abîme, ce qui me permit de voir toute la partie du Reb qui précède immédiatement la cataracte.

Celle-ci est bien évidemment supérieure, comme effet général, aux quatre ou cinq cascades si vantées de la Suisse, qui doivent une grande partie de leur renom aux paysages où elles s’encadrent. Les trois ou quatre mille cascades de l’Abyssinie n’ont pas un cadre moins saisissant, moins varié, moins relevé de contrastes vigoureux. Que leur manque-t-il pour être plus connues ? Des visiteurs et des artistes. Le chiffre de trois ou quatre mille que je viens d’émettre n’est pas une hâblerie de voyageur : je n’ai vu qu’une très-faible portion de l’Abyssinie, un dixième peut-être, et j’y ai bien compté cinq cents chutes d’eau ; j’en ai dessiné une vingtaine. Comment se fait-il donc que jusqu’ici, à ma connaissance, la cataracte d’Alata, sur le Nil, soit à peu près la seule mentionnée ?

La forme du plateau abyssin, cette dega qui surplombe de plus de deux mille pieds les basses terres (kolta) montueuses et malsaines, explique la fréquence de ces chutes. Tous les cours d’eau qui sillonnent la dega, arrivés au bord de l’escarpement, bondissent dans l’espace en décrivant un arc dont la courbure est en raison directe de la vitesse imprimée aux eaux par la pente du terrain ou par le resserrement de leur lit. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, la cascade du Davezout est à peu près perpendiculaire, parce que les eaux, au moment de la chute, ne subissent aucune pression, tandis que celles du Reb, de Kirkos (p. 248) et plusieurs autres décrivent un arc tel que l’on peut aisément circuler entre la colonne d’eau et la paroi de rocher du sommet de laquelle elle bondit. Je me suis quelquefois donné ce plaisir sans péril, et je ne connais pas de spectacle plus saisissant que celui de la lumière solaire vue à travers cette sorte de vitrage mobile, écumant et rugissant.

Je m’arrachai aux splendeurs de la fafatié et je continuai vers l’est, à travers une plaine où dominent les mimosas qu’embrassent force plantes grimpantes auxquelles ces arbres, assez disgracieux par eux-mêmes, doivent des effets pittoresques et variés. Je remarquai aussi fréquemment un parasite curieux, un loranthus à belles fleurs oranges et rouges, aux feuilles longues et fortes, en forme de courroies (lorum-anthos, fleur-courroie (v. p. 247). Je laissai sur ma gauche le sauvage rocher de Charafit, au pied duquel passe un joli ruisseau, le Makar-oanz : celui-ci descend bientôt dans une gorge étroite, tapissée de forêts de mimosas, où il devient un torrent furieux (voy. p. 249) qui va grossir le Reb, non moins rugissant que lui (voy. p. 244 et 252).

Trois heures après le Makar, j’arrivais au pied d’Atkana. On appelle ainsi deux montagnes jumelles, trapézoïdales, que l’on voit de tous les points élevés du district de Débra-Tabor. Le sommet est une plate-forme oblongue, parfaitement unie : la montagne du sud-est supporte une église sous le vocable de saint Georges ou de saint Antoine, et l’on n’y parvient que par un sentier en lacis, taillé au flanc de l’Amba : aussi la position est-elle facile à défendre, et en temps de guerre, les Ambas servent de dépôts pour les trésors des chefs voisins. Un de ces Ambas-Monastères fut enlevé il y a vingt ans par le fameux Balgada Area, l’Ajax abyssin, grâce à une ruse assez originale. Il avait demandé à y monter en simple pèlerin, escorté seulement de quatre ou cinq hommes, et avait payé aux moines, pour cadeau de bienvenue, quelques gombos d’hydromel. Quand les moines et les soldats du couvent furent ivres…, — vino sonmoque sepulti…, — les porteurs de gombos se levèrent avec ensemble, tirèrent leurs sabres, ouvrirent la porte à deux cents hommes qui attendaient dans le bois voisin : le reste se devine aisément.

C’est dans une des belles prairies qui avoisinent Atkana que j’ai vu pour la première fois un pied d’ensèt (musa ensete) ou bananier abyssin, qui forme bouquet au ras du sol, et dont les feuilles ont une large nervure médiane d’un rouge foncé. Ce bel arbuste stérile, qui croît dans les sols tempérés d’Abyssinie (et non dans les terres chaudes) mériterait d’être acclimaté en France. J’en fis couper une feuille par mon domestique et je la lui fis porter sur l’épaule : mais au bout de dix minutes, voyant qu’elle le gênait beaucoup dans sa marche en ballant derrière lui à chaque pas jusqu’à terre, je lui permis de la jeter.

J’ai rapporté des graines d’ensèt à la société d’acclimatation : espérons qu’elles réussiront. Je m’étais en outre procuré des boutures qui ne venaient pas trop mal dans ma fournaise de Massaoua, quand en un jour de malheur, mes poules les becquetèrent. C’était vingt jours avant mon départ pour l’Europe, et je n’eus pas le temps de m’en procurer d’autres.

Je reviens à mon excursion, dont ce souvenir botanique m’a éloigné.

Après Atkana, une plaine doucement ondulée me mena à un joli monastère situé aux bords de l’Amouz-oanz (ruisseau du jeudi), ainsi nommé de quelque marché voisin qui se tient ce jour-là. J’emprunte ici une page naïve et très-exacte à Alvarez : c’est la description d’un couvent abyssin. En ceci comme en bien d’autres choses, rien n’a changé depuis :

« Le bâtiment du monastère retient la forme d’une Église, étant édifié en la même sorte, et de telle struc-