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des voyages et de la propagande religieuse, développés simultanément chez lui parla lecture des pérégrinations apostoliques de Krapf et de Livinsgtone. Il était parti furtivement de chez lui avec huit guinées en poche, était allé en Souabe voir le révérend Krapf qui l’avait encouragé à aller évangéliser les Gallas, s’était rendu en Égypte, avait fait un fort rude apprentissage de la vie dans ce milieu peu apostolique, s’était fait garçon d’hôtel au Caire plutôt que de mendier les subsides des sociétés évangéliques au prix de capitulations de conscience, avait passé à Khartoum, en était reparti à la grâce de Dieu, poussant devant lui un âne chargé de son mince bagage, avait failli mourir de la fièvre à Guedaref, et était arrivé à Gallabat avec trois talaris (15 fr. 75 c.) en poche, et fort embarrassé pour passer outre avec un si maigre budget. Je lui proposai de s’adjoindre à ma petite caravane : il passerait pour mon secrétaire et n’aurait pas à compter avec la cupidité de certains chefs abyssins de la frontière. Il accepta avec empressement, et je n’eus qu’à me féliciter de m’être assuré la compagnie d’un jeune homme bien élevé, instruit, et à qui l’imperturbable conviction qu’il remplissait un devoir religieux communiquait, dans cette existence sujette à bien des hasards, une placidité d’âme qui se traduisait par une bonne humeur infatigable, et d’un prix sans égal en pareille occurrence.

Gallabat est une curieuse petite république fondée par des nègres musulmans, des traînards des grandes caravanes de pèlerins noirs venant du Soudan et allant pour la plupart à la Mecque. Ce sont des Takrouris, population que nous avons décrite dans nos précédents récits de Voyage en Nubie. Il paraît que le premier groupe qui s’établit là obtint la concession du canton des gouverneurs abyssins de Tchelga, dont ils ont toujours relevé plus ou moins nominalement. Au temps de Bruce, c’était un fief portant le nom arabe de Ras el fil, Tête d’éléphant (c’est le nom de la chaîne de montagne qui domine Gallabat) : Bruce eut même du négus Thekla Haïmanot l’investiture de ce fief, dont il ne jouit jamais qu’honorifiquement. Il y passa en allant de Gondar à Sennâr, et nomma le lieu Horcacamoot, ce qu’il traduit fort dramatiquement par l’arbre de l’ombre de la mort, et rattache ce nom à une grave maladie dont il souffrit en ce lieu. Voilà bien de la tragédie pour un bel arbre qui n’a rien de sinistre (c’est l’acacia camphylacea), et qui relève agréablement de sa verdure opaque et sombre les vallons charmants qui accidentent ce joli pays.

J’achetai au marché renommé de Gallabat deux mules d’Abyssinie au prix moyen de neuf talaris pièce, et je louai un chameau pour mes bagages jusqu’à Voehnè, point où commencent les montagnes ardues, inaccessibles au chameau, et où je devais trouver des ânes de somme. Puis, pour tuer le temps, je m’en allai rendre visite au vieux Ghouma, cheik de Gallabat, président semi-héréditaire, semi-électif de ce petit État. Je vis un beau nègre qui me sembla âgé de soixante ans, et qui, réuni à une demi-douzaine de voisins convoqués à la hâte, était très-occupé à balayer sa cour. Il me fit servir les rafraîchissements d’usage, mais n’interrompit pas sa besogne : « Le travail avant tout, monsieur… » Je fus assez piqué de ce sans-gêne, mais j’avoue que, six mois plus tard, recevant en Abyssinie la nouvelle (erronée) que Théodore II s’était fait apporter la tête de Chouma, j’éprouvai un sentiment pénible. J’eusse été vraiment trop vengé !

Les gens de Gallabat ne sont pas aimés de leurs voisins, qui abusent volontiers du droit de médire d’eux. Trois ans auparavant, à la faveur des guerres civiles d’Abyssinie, un goum de pillards abyssins sans couleur politique, alléchés par les richesses vraies ou supposées des Takrouris, avaient fait, au nombre de cinq cents cavaliers, une razzia nocturne sur eux. Les Takrouris, d’abord surpris, s’étaient enfin reconnus, groupés, avaient cerné les voleurs et les avaient passés au fil de la lance. Quinze jours après, M. Stern (aujourd’hui prisonnier chez Théodore II), passant sur ce champ de bataille, avait vu les cadavres sans sépulture et les vautours s’envolant lourdement avec des lambeaux de chair putride. Celui qui me raconta l’affaire conclut ainsi : « Oui, monsieur, ils ont bien tué deux cents de ces voleurs ; ils n’ont pas fait quartier à un seul. Maudites canailles ! »


Cet animal est bien méchant
Quand on l’attaque il se défend !


Après quatre jours de séjour à Gallabat, nous partîmes pour l’Abyssinie et nous nous engageâmes résolument dans une épaisse forêt de trois bonnes journées de marche, couvrant une plaine basse qui va aboutir à la Gandova. Ce désert est une sorte de marche, comme on disait au moyen âge, un border, dirait-on sur la frontière d’Écosse : les Abyssins, les Sennâriens, les Turcs l’ont souvent ensanglantée dans leurs guerres sans merci. Là se trouve le lieu d’Abou Qalambo, fatal aux Égyptiens, qui, voilà vingt-cinq ans, y furent taillés en pièces par l’Achille abyssin Dedjaz Konfou. J’ai raconté ailleurs[1] l’épisode tragico-burlesque du salut du brave d’Arnaud, pris à cette bataille : mais tout ne s’y passa pas aussi gaiement. Il y eut, de part et d’autre, des faits et des mots héroïques. Le chef des Dabaïneh, auxiliaire des Égyptiens, provoqué en combat singulier par un officier de marque abyssin, le fendit en deux d’un seul coup de sa lourde épée à deux mains. L’un des fils du Melek Saad, prince des Chaghié, s’y fit tuer ; l’autre se sauva près de son père, qui l’accueillit avec des imprécations et en déchirant ses vêtements. « Lâche fils de la chienne, s’écriait-il ; misérable qui me déshonore ! Que ne suivait-il l’exemple de son frère ! »

Le troisième jour, vers midi, je passai la Gandova, encore gonflée : une île appelée Kaokib partage les eaux rapides et permet aux caravanes de passer plus aisément. Un magnifique tamarinier s’élève au bord du sentier, au beau milieu de l’île, et invite les voyageurs à

  1. Voy. livre 270.