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nâmes de là vers notre gauche en passant par deux villages situés au milieu de belles cultures.

Trois milles plus loin, nous fîmes halte dans le karavanseraï Robati Hauz, où la route bifurque en deux branches dont la gauche se dirige vers Djam, la droite vers le désert. Ce fut cette dernière que nous prîmes. Comparée à celles où je m’étais déjà frayé une voie, cette solitude prenait les proportions de la première friche venue. Les pasteurs y mènent de tous côtés leurs troupeaux attirés par des puits nombreux qui fournissent une eau à peu près potable, et autour desquels les Ozbegs viennent constamment fixer leurs tentes (voyez page 64).

La rigueur avec laquelle sont sanctionnés les décrets de police de l’émir de Bokhara rend les routes si parfaitement sûres que les moindres convois et même les voyageurs isolés traversent impunément ce désert.

Après deux jours et trois nuits, Karshi nous apparut comme nous débouchions sur un plateau où la route fait une nouvelle bifurcation : le chemin de droite conduit à Kette-Kurghan, celui de gauche aboutit à la rivière qui arrive du côté de Shehri-Sebz et se perd dans les sables bien au delà de Karshi. Les deux milles qui nous restaient à franchir pour y arriver se font au milieu de riches cultures et de nombreux jardins ; la ville d’ailleurs n’ayant pas d’enceinte murée, la traversée des ponts indique seule que l’on est à l’intérieur.

Karshi (autrefois Nakhsheb) est, par son étendue comme par son importance commerciale, la seconde ville du Khanat de Bokhara. Elle se compose de la cité proprement dite et de la forteresse (kurgantche). Cette dernière sise au nord-ouest n’a aucune valeur stratégique. Dans son état actuel avec ses dix karavanséraï et son bazar richement fourni, il est probable que cette ville jouerait un rôle essentiel dans le commerce de transit organisé entre Bokhara, le royaume de Kaboul et les provinces indiennes, si les troubles politiques n’y mettaient obstacle. La population, évaluée à 25 000 âmes, se compose en grande partie d’Ozbegs, et c’est parmi elles que se recrutent les meilleures troupes du Khan. On y voit figurer en outre un certain nombre de Tadjiks, d’Indiens, d’Afghans et de Juifs. Ces derniers, en opposition avec toutes les règles du Khanat, sont admis à chevaucher même dans l’intérieur de la ville. Envisagée sous le rapport manufacturier, Karshi se distingue par sa coutellerie de tout genre, moins toutefois que Hissar située à peu de distance, et qui lui fait une concurrence acharnée. Les lames fabriquées dans ces deux villes ne s’exportent pas seulement vers les centres commerciaux de l’Asie centrale ; elles arrivent, par l’entremise des hadjis, en Perse, en Arabie, en Turquie où elles atteignent jusqu’à trois et quatre fois leur prix de revient. Parmi ces objets, il en est d’un genre tout particulier à lames damassées, à poignées d’or ou d’argent ciselé qui sont réellement d’un travail exquis et, par leur durée, par la finesse de leur trempe, laissent bien loin les plus fameux produits de Sheffield et de Birmingham.

Une des lettres, par lesquelles mes amis me recommandaient aux différents khans et mollahs que je devais trouver sur ma route, était adressée à un certain Ishan Hasan, l’une des plus éminentes notabilités de Karshi. Je reçus de lui le meilleur accueil, et il me conseilla, vu le bas prix où était tombé le bétail en général, les ânes en particulier, d’acheter un de ces coursiers à longues oreilles ; il me persuada aussi de faire comme les autres hadjis, et d’employer le peu d’argent dont je disposais encore à me procurer des marchandises d’une revente assurée : couteaux, aiguilles, fil, verroteries, toiles à sac de Bokhara, mais par-dessus tout, cornalines de Bedakhshan qu’on trouve ici à très-bon marché. C’était, disait-il, pour des pèlerins appelés comme nous à voyager parmi des tribus nomades, le seul moyen assuré de faire quelques profits et de pourvoir convenablement à nos besoins. Une seule aiguille ou quelques grains de verre (mandjuck), pouvaient çà et là nous défrayer de pain et de melons pendant toute une journée. Je vis du premier coup d’œil que le brave homme avait raison, et le jour même, avec le mollah de Kungrat, je réalisai une partie de ces emplettes ; en sorte que mon havre-sac khurdjin, à moitié rempli de manuscrits, le fut tout à fait de coutellerie. J’étais donc à la fois antiquaire, mercier, hadji et mollah, sans compter les fonctions accessoires que je remplissais comme dispensateur de bénédictions, de nefes, d’amulettes et d’autres merveilles.

Je fus tout à fait surpris de trouver à Karshi, pour les récréations publiques, un établissement que ni à Bokhara, ni à Samarkand, ni même en Perse je n’avais vu organisé sur une si grande échelle. C’est un vaste jardin portant le nom modeste de Kalenteskham (maison de mendiants), et qui, situé au bord de la rivière, offre aux promeneurs plusieurs belles avenues et des parterres entretenus avec soin. Le beau monde y afflue depuis deux heures de l’après-midi jusqu’à la tombée du crépuscule. De tous côtés fument les samovars entourés d’une double ou triple ceinture de clients et, pour quiconque a parcouru l’Asie centrale, le spectacle de cette foule joyeuse est une véritable rareté. On cite du reste les habitants de Karshi pour leurs heureuses dispositions, l’élégance de leur goût et la vivacité de leur esprit ; ce sont les shirazites du Khanat de Bokhara[1].

Au bout de trois jours nous partîmes pour Kerki éloigné seulement de quatorze milles, je n’avais plus avec moi que le mollah Ishak (mon jeune homme de Kungrat), et deux autres de nos hadjis. À quelque distance de Karshi, sur l’unique route qui relie les deux villes, nous trouvâmes un village considérable, Feizabad, ou nous passâmes la moitié de la nuit dans les ruines d’une citerne.

Nous atteignîmes l’Oxus au moment où le soleil se levait. Sur l’un et l’autre bord du fleuve deux citadelles sont en regard ; la plus voisine de nous, bicoque sans

  1. Allusion à la renommée dont jouissent en Perse les habitants de Shiraz.