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Contre les murs des chambres règnent des rangées de lits numérotés. Une sorte de cabinet de toilette existe à chaque étage. Une cuisine au rez-de-chaussée est à la disposition de ceux qui veulent préparer eux-mêmes leurs repas. Dans la salle commune est une vaste cheminée toujours en feu. Çà et là sont appendues aux murs des inscriptions recommandant la décence dans les actions et les paroles, et intimant l’ordre aux boxeurs d’aller pratiquer plus loin le pugilat. William Poole, le propriétaire de cet établissement modèle, nous le montra avec une certaine fierté. Reste à savoir si la tenue de ses hôtes correspondait à celle de la maison. C’est peu probable, car aucun de ses locataires n’était encore rentré au logis, à l’heure indue où nous le visitâmes.

Minuit avait sonné depuis longtemps ; les buvettes, les rues s’emplissaient de plus en plus d’une foule fort peu rassurante. Quelques vauriens nous coudoyaient en passant, nous examinaient froidement du coin de l’œil comme pour estimer de quel profit nous pourrions être pour eux, mais bientôt, reconnaissant la police, ils affectaient des allures plus désintéressées ; quelques-uns allaient même jusqu’à saluer poliment M. Price, l’appelant par son nom.

Dans une buvette où nous entrâmes, buvette pleine de voleurs, all thieves, me dit l’inspecteur, buvette bruyante, animée, aux groupes caractéristiques, M. Price fut de nouveau reconnu, salué, fêté. Un voleur vint à lui. Je le vois encore : c’était un homme petit, maigre, hideux, les cheveux épars, la barbe inculte, les yeux privés de cils, rouges, indécis, injectés d’alcool ; la figure sillonnée de rides, le nez fendu, broyé sans doute, comme celui de Michel-Ange, par le coup de poing d’un boxeur ; la peau n’ayant plus qu’une couleur de parchemin sali.

« Ah ! mon cher monsieur Price, vous voilà donc, dit-il a l’inspecteur ; comment allez-vous, how do you feel ? »

Et il lui prenait la main dans les deux siennes et l’embrassait.

« Ce bon monsieur Price, notre cher inspecteur, our dear inspector ! » s’écriait-il en le montrant à ses camarades, et il était presque tenté de l’appeler le père des voleurs, la providence des pick-pockets.

M. Price se laissait faire, calme, impassible, toujours digne comme il convient à un Anglais, surtout inspecteur de police ; mais il semblait dire en lui-même : « Fais une nouvelle farce, mon garçon, et tu verras si je te manque. Que je te pince la main dans la poche d’autrui, et tu apprendras si la police se laisse amadouer par tes caresses hypocrites. »

Les autres voleurs, quoique moins démonstratifs, entouraient également M. Price ; ils paraissaient avoir pour lui comme une sorte de déférence, de respect filial ; quelques-uns, un peu troublés par la boisson, allaient même jusqu’à lui offrir au comptoir un verre de wisky. Et il n’y avait pas, parmi tout ce monde, un seul homme peut-être auquel M. Price ou ses agents n’eussent eu déjà affaire ; tous étaient connus comme d’habiles voleurs, mais il fallait les prendre de nouveau en flagrant délit, et en attendant on les laissait boire et travailler de leur industrie, sauf à les arrêter au premier jour.

En quittant la buvette chérie des pick-pockets, qui laisse bien loin derrière elle le cabaret du Lapin Blanc, fameux naguère dans la rue aux Fèves[1], et que les Mystères de Paris ont si hautement célébré, nous nous rendîmes à Flower and Dean street, c’est-à-dire, rue de la Fleur et du Cygne. Ces noms gracieux contrastaient singulièrement avec le lieu que nous allions visiter. C’était un garni hideux, affecté principalement aux vagabonds, aux mendiants, aux femmes du plus bas étage, aux voleurs enfin, lodging for tramps, beggars, prostitutes and thieves, me souffla M. Price à l’oreille, en soulevant discrètement le marteau de la porte. Un vieux concierge à la démarche chancelante vint nous ouvrir, veillant à cette heure avancée, car ces quartiers font de la nuit le jour, et il n’y a sans doute d’amende dans la maison que pour ceux qui rentrent trop tôt. De rares dormeurs étaient étendus dans les chambres ; ils ne se réveillèrent pas à notre approche. Au bruit haletant de leurs respirations, aux ronflements sonores de l’un d’eux, aux mouvements saccadés, convulsifs qui interrompaient le sommeil d’un troisième, on devinait que chacun cuvait une orgie récente. C’était partout un repos troublé par des rêves, agité par les fumées du gin, du brandy, de l’ale ou du porter, liqueurs incendiaires si chères à ces gosiers britanniques. La tenue de l’établissement était en rapport avec les hôtes qui le fréquentaient : la cage de l’escalier était une véritable trappe,

    tenue des dormeurs. Voici de quelle manière on est parvenu à la solution de ce problème social. On a fabriqué une immense couverture en feutre, d’une dimension tellement prodigieuse qu’elle peut abriter le dortoir tout entier. Pendant le jour, elle est suspendue au plafond comme un baldaquin gigantesque. Quand tout le monde s’est couché et bien aligné dans la plume, on le fait descendre au moyen de plusieurs poulies. Il est bon de remarquer qu’on a eu soin d’y pratiquer une infinité de trous par où les dormeurs puissent passer la tête et ne pas s’asphyxier. Aussitôt que le jour paraît, on hisse la couverture phalanstérienne ; mais auparavant on a la précaution de donner un signal à coups de tam-tam pour réveiller ceux qui dorment trop profondément, et les inviter à cacher leur tête dans la plume, de peur d’être pris comme au carcan et enlevés en l’air avec la couverture. On voit alors cette immense nichée de mendiants grouiller et patauger au milieu des flots de ce duvet immonde, s’affubler promptement de leurs misérables haillons, et se répandre ensuite par nombreuses bandes dans les quartiers de la ville, pour y chercher d’une manière plus ou moins licite leurs moyens d’existence. (Huc, L’Empire Chinois, Gaume frères, 1862.)

    Le même fait est raconté par Mme Bourboulon, dans son Voyage en Chine. Voy. la Maison aux plumes de poules dans le Tour du Monde, 5e année, 1865.

  1. Sous le rapport des quartiers pauvres, il ne peut exister aucune comparaison entre Londres et Paris. Les sombres réduits de la Cité, aujourd’hui heureusement disparus, les plus tristes ruelles des quartiers Mouffetard, Saint-Victor, Saint-Marcel, ne soulèvent pas le dégoût et ne cachent pas autant de misères et de vices que les quartiers de Londres dont nous parlons. Il faut voir une raison de ce fait dans la différence de caractère des deux peuples, la diversité de leurs mœurs, de leurs lois, et enfin Paris est beaucoup moins peuplé que Londres et n’est pas comme elle le port métropolitain du monde entier. Quoi qu’il en soit, rendons grâce à la Providence que la palme qui reste si souvent à l’Angleterre quand il s’agit de questions économiques ou politiques, soit cette fois de notre côté, et sans dispute.