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— Thouann !

— Tiens, regarde comme tu balayes bien la chambre, tu y laisses des lézards ! »

Ahmatt suit mon geste, ouvre une large bouche, me montre une double rangée de dents noires et m’indique du doigt le plafond où je vois avec horreur vingt autres lézards.

Et on habite avec tout ce monde ? Chasse-moi cela bien vite !

— Thouann !

— Mais tu m’impatientes avec ton thouann ! thouann ! Chasse-moi ces vilaines bêtes-là et va-t’en au diable ! »

Ahmatt, qui étouffe de rire, prend tranquillement les lézards dans sa main et les jette par la fenêtre. Mais ils sont immédiatement remplacés par d’autres, qui le seraient par d’autres encore si je les faisais expulser. Je vais donc m’endormir dans cette ménagerie… Hélas ! m’y réveillerai-je demain ?

Quelle nuit ! Je comprends maintenant le supplice de saint Laurent et de Guatimozin ! Je n’ai pas une place sur le corps qui ne soit cuisante et douloureuse ! Vite, un bain ! Mais au prix que coûtent ici toutes les choses, ce doit être fort cher ? Ô surprise ! j’apprends précisément qu’on ne le paye pas aux Indes.

Les chambres de bains de l’hôtel ressemblent à celles d’Europe ; seulement un gros robinet de cuivre, placé au-dessus de la baignoire en marbre, invite à la douche. Il va sans dire que l’eau n’est pas chauffée ; l’idée d’un bain chaud est impossible dans ce pays brûlant, tandis que celle d’une pluie fraîche y est toute naturelle.

Dès le matin, j’avais vu mes voisins s’acheminer au bain en jaquettes de calicot blanc et en pantalon à coulisses. Ce costume n’est certes pas beau, mais il permet de se vêtir et de se dévêtir sans fatigue, et de ne pas perdre en mouvements inutiles le bénéfice du repos et de la fraîcheur que le bain procure. Aussi l’adopterai je dès aujourd’hui, ainsi que ces pantoufles sans quartier dont je comprends la commodité.

Après avoir déjeuné, comme la veille, de thé, de beurre et de fromage, je vais en ville remettre quelques lettres et faire des visites indispensables. Selon l’usage du pays, je dois avoir tout terminé avant dix heures du matin, et il en est déjà sept.

Je vis dans cette promenade plusieurs habitations européennes ; c’est l’idéal et le triomphe du confortable. J’appréciai, comme ils le méritent, ces appartements spacieux, aérés, où règne la propreté la plus parfaite ; ces meubles si bien appropriés au pays, et où le cuir et le roting remplacent la soie et le velours ; et surtout ces jardins si bien ratissés, peignés et brossés, qu’ils paraîtraient monotones peut-être, s’ils n’étaient plantés de ces arbres immenses sans analogues en France, et à côté desquels notre cèdre du Jardin des plantes et notre marronnier du 20 mars paraîtraient rabougris et mesquins.

Dans mes courses à travers les rues de la nouvelle Batavia, si l’on peut appeler rues de grandioses avenues, je ne trouvai que fort peu d’endroits où les maisons fussent voisines l’une de l’autre ; c’est moins une ville qu’une succession de maisons de campagne. Je citerai, entre autres, la résidence du gouverneur général, représentant Sa Majesté néerlandaise aux Indes, palais assez petit relativement au titre et à l’importance de celui qui l’habite, mais, au demeurant, fort convenable, et entouré, comme toutes les autres habitations, de splendides jardins.

Devant le West-Kammer (chambre des Orphelins), administration spécialement chargée de régler les successions, et dont les bâtiments sont situés au bord de la rivière, en face de l’hôtel Cressonnier, j’examinai avec intérêt un de ces ponts construits, comme ils le sont tous ici, par des ouvriers chinois, et qui conservent, dans leur architecture solide et légère, quelque chose de chinois en effet ; ces ponts ont du reste un inconvénient, celui d’être si fort cintrés qu’ils ralentissent la marche des chevaux au point d’inspirer de vives inquiétudes à celui qui les traverse en voiture (voy. p. 237).

La visite que je fis ensuite à M. O…, un des plus riches Français établis à Batavia et chez lequel je fus parfaitement accueilli, me donna l’occasion de voir la seule rue proprement dite de la Batavia européenne. Autour de l’habitation de ce riche industriel, se trouvent réunis une caserne d’artillerie, un des cercles les plus importants de la ville et les maisons de plusieurs riches négociants (voy. p. 240).

Cependant, tandis que je fais mes visites, l’heure s’avance et avec elle augmente la chaleur ; la chaleur étouffante, insupportable, mortelle pour les Européens, si j’en juge par ceux que je vois passer devant moi, pâles, mornes, affaissés sur les coussins de leur voiture, et faisant un si pénible contraste avec la foule indigène, qui s’agite et déploie partout une étourdissante activité. Aux brumes qui ce matin rafraîchissaient l’atmosphère et estompaient tous les contours, a succédé une lumière éblouissante et d’une intensité telle que tous les objets qu’elle frappe en prennent le caractère et perdent, pour ainsi dire, leur ton propre. Quant à la température, je ne puis mieux la définir qu’en disant que je suis dans une fournaise, que je respire du feu ; la sueur qui ruisselle sur mon front et sur mes mains et transperce mes vêtements, me rend presque honteux ; une soif horrible me dévore, soif qui redouble quand on la satisfait, désir dont on se corrige vite. Je ne vois pas de poussière, il est vrai, mais j’ai bien tort de m’en réjouir ; car ce phénomène n’a pas d’autre cause que l’extrême humidité du sol, si funeste pour le pays, produite d’abord par les rosées matinales, plus fortes que nos pluies ordinaires, et aussi par l’infiltration des eaux qui ne sont pas à plus de deux ou trois mètres de profondeur.

L’impression de fatigue et de découragement que fait sur moi ce climat torride ne m’empêche pas d’observer avec le plus vif intérêt la foule des Malais constamment renouvelée sous mes yeux. Ces types, ces costumes d’une originalité sans pareille me préoccupent par-dessus tout. Quelles que soient, en effet, la beauté