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Le Tour du mondeVolume 10 (p. 234-240).


BATAVIA.

En rade de Batavia. — Débarquement. — Le grand canal. — La douane. — Les voitures de louage et les coolies. — L’ancienne ville de Batavia. — Aspect de la ville nouvelle. — L’hôtel des Indes. — Première nuit à terre.

La nuit descendait rapidement : il fallut remettre notre débarquement au lendemain. Dès la pointe du jour, le Nicolas était entouré d’une multitude de praös et de tambanganes ; chaque patron malais s’évertuait à nous prouver par ses cris la supériorité de sa barque et la modestie de ses prétentions ; d’autres nous proposaient, comme dans le détroit de la Sonde, des fruits, des perroquets et des singes ; quelques-uns, plus lestes encore que ces quadrumanes, escaladaient les murailles de notre navire et nous faisaient leurs offres de service, en essayant de se faire comprendre par une pantomime expressive. À mesure que l’heure avançait, le tapage augmentait avec le nombre toujours croissant des embarcations venues de la côte. Vers sept heures, il y avait à coup sûr autour de nous plus de bateaux qu’il n’en aurait fallu pour opérer le déchargement de dix navires comme le Nicolas, et peu s’en fallut que nous ne fussions envahis et débarqués de vive force. L’aspect de cette foule, dont les costumes étincelaient au soleil limpide et chaud des matinées équatoriales, m’aurait transporté de bonheur, sans l’arrivée à bord de trois Français habitant Batavia. C’étaient trois spectres, dont la pâleur cadavérique ne révélait que trop clairement les funestes influences du climat de Java sur les Européens. Leur vue, je l’avoue, diminua beaucoup mon enthousiasme.

Les arequiers. — Dessin de M. de Molins.

Ayant attendu que le désordre inséparable d’un débarquement se fût un peu calmé, je pus à mon tour prendre place sur une des embarcations qui nous assiégeaient, et bientôt, emporté par cinq vigoureux rameurs, je suivis du regard, tout pensif, le vaillant navire, qui des rives de la France m’avait porté sain et sauf à l’autre bout du monde, et qui en ce moment allait se perdre dans la foule des autres bâtiments.

Après avoir traversé la rade, nous nous engageâmes dans un long canal qui s’avance fort loin dans la mer entre deux jetées. Les nombreux bâtiments caboteurs, la foule bariolée de coolies, des Chinois, des Arabes des Indiens, surgissant de toutes parts, fourmillant sur les quais, m’offraient un spectacle bien fait pour me distraire de mes tristes préoccupations. Rien de plus étonnant en effet que l’activité de ces populations endurcies aux rigueurs d’un soleil qui nous énerve et qui nous tue. Devant cette multitude, agglomération d’individus sans lien moral, on songe malgré soi à ce que deviendraient dans ce pays les habitants européens, forts de leur seule intelligence, si un jour, animée d’une pensée commune d’indépendance, elle se révoltait contre ses maîtres.

Je fus tiré de ces réflexions par la variété des embarcations stationnant autour de nous : c’étaient des jonques chinoises, décorées d’effilés de soie rose ou gris perle, ornées à l’avant de deux gros yeux ronds et louches, peintes de longues bandes rouges et noires qui s’enlevaient en vigueur sur le fond neutre de leurs coques ; c’étaient des balancelles arabes, dont l’arrière élevé était couvert de ciselures, rehaussé de dorures et peint de tons verts et rouges, d’un aspect brutal et tendre tout ensemble ; c’étaient des pirogues creusées dans un seul tronc d’arbre, polies et argentées par le contact de la mer ; des bateaux de pêche malais et javanais ornés de leurs gracieux flotteurs de bambou jaune ou brun foncé ; enfin quelques rares embarcations françaises ou hollandaises, noires et pauvres de formes, qui contrastaient avec cette brillante escadrille de l’extrême Orient.

Tout concourait à m’enchanter et à m’éblouir. Sur le quai, des troupeaux de coolies, uniformément vêtus de bleu, la tête ombragée par un immense chapeau, travaillaient à réparer les murs sans cesse endommagés par les empiétements continuels des eaux. Là, des Chinois au teint citron, en jaquettes et en pantalons blancs, tiraient péniblement du ventre gonflé de leurs baroques navires des paniers de porcelaines luisantes et des caisses de thé qui miroitaient au soleil. Ici, un Arabe, drapé dans sa robe de soie violette à raies d’or, impassible au milieu du mouvement général, inscrivait sur un carnet les ballots faits de nattes qu’un défilé de porteurs entassaient sans relâche autour de lui. Plus loin, des groupes compactes de créatures humaines manœuvraient de lourds moutons et enfonçaient un pilotis dans le sol mouvant en réglant leurs efforts sur un chant monotone et plaintif. De temps en temps le sifflement du roting tombant sur les épaules nues des travailleurs me faisait tressaillir et m’indiquait la source de cette fiévreuse activité. Car, aussi loin que l’œil pouvait s’étendre, on ne voyait qu’agitation et labeur. Une fourmilière, ravagée par le bâton d’un enfant barbare, peut seule donner une idée de cette cohue humaine se démenant en tous sens sous les coups et sous la nécessité.

Nous vîmes alors le télégraphe maritime et les toits allongés des factoreries hollandaises, et sur la gauche du canal, une sorte de batterie à quelque distance de laquelle se trouvait un pavillon bas, ouvert sur l’eau et y donnant accès par un large escalier.

« Boëm Kitjil, me dit le patron.

Boëm Kitjil ! » répondis-je, sans savoir le moins du monde que je disais : la petite douane.

Enfin je touchai la terre ! j’étais rôti, mais très-heureux de sentir sous mes pieds quelque chose de plus ferme que les planches d’un navire. On entasse mes bagages dans le hangar que l’on honore du nom de douane et on me fait signe d’attendre. De grands Indiens, pénétrés de l’importance de leurs fonctions, traversent gravement la cour couverte où je prends patience. J’ai tout le temps d’observer leurs costumes : ils sont vêtus de vestes orientales d’un drap bleu foncé, de larges pantalons blancs à dessins roses, bleu clair, ou violet pâle, par-dessus lesquels ils portent une ceinture retroussée par un coin, comme un tablier posé de travers ; il y en a des gris de fer, des capucines, des noires, des rouge sang ; toutes sont couvertes d’arabesques plus foncées que la couleur dominante. Comme coiffure, ils ont la tête enroulée dans un très-petit turban noué sur les tempes, et souvent de la même couleur que les ceintures. Quelques-uns d’entre eux sont chaussés de sandales très-élégantes, mais la plupart marchent nu-pieds.

Le temps s’écoule ; la chaleur augmente et personne ne vient. Je crie, je réclame, j’ouvre mes malles, comprenant qu’il s’agit d’une visite ; et je commence même à me fâcher, quand arrive un monsieur, coiffé d’une casquette pareille à celle dont Daumier a gratifié le Constitutionnel qui m’apprend que l’administration dont il est un membre distingué me fait grâce de ses perquisitions. Franchement, on aurait pu me le dire plus tôt.

Au moment de partir, pas le moindre véhicule pour me transporter à Weltewredeu, la ville européenne ! Aller à pied est chose impossible et cependant il faut arriver à l’hôtel avant les heures brûlantes du milieu du jour ! Comment faire ?… Une voiture passe ; je me précipite à sa rencontre. Ô déception ! elle est occupée par un commerçant qui vient au Boëm pour ses affaires. Heureusement ce monsieur comprend le français et il me promet de m’envoyer la première voiture disponible qu’il rencontrera. Enfin, après une demi-heure d’attente, arrive une carriole crasseuse, chancelante sur ses roues, attelée de deux petits chevaux à grosse tête, au ventre ballonné, qui se buttent l’un contre l’autre, comme des bœufs à la charrue. Quant au cocher, on dirait un singe habillé d’une longue chemise d’indienne rouge, aussi sale que déchirée, nu-pieds, coiffé d’un vieux tromblon en fer-blanc, sans couleur ni forme, et orné de l’aigrette de rigueur dont il paraît aussi fier qu’un général de ses épaulettes. Son fouet seul révèle une certaine coquetterie ; c’est une longue cravache peinte en noir et en rouge et relevée d’ornements dorés d’un goût réellement très-fin.

Avant de monter dans ce singulier équipage, je cherche à savoir le prix de la course. Le conducteur me désigne alors un vieux chiffon de papier, attaché à l’intérieur de la capote, où je trouve pour tout renseignement le prix de trois roupies et demi pour la demi-journée, soit sept francs de notre monnaie.

Nouvel embarras ! Le cocher refuse de prendre mes bagages m’indiquant un groupe de coolies étendus à l’ombre à quelques pas de nous. Mais les drôles se complaisant dans leur far-niente font la sourde oreille jusqu’à ce que mes offres d’argent aient atteint un taux qui leur paraît satisfaisant.

Enfin nous partons, et, contre mon attente, au triple galop. Malgré les cahots de la voiture, le pays que je parcours est si beau, si pittoresque, si merveilleusement complet, que je n’en trouvai pas moins ma promenade délicieuse. C’étaient partout des arbres gigantesques et des pelouses d’un vert introuvable en Europe. Après avoir traversé un pont dont le tablier reproduit le mouvement de la voûte, j’entrai dans une allée de tamarins séculaires, au bout de laquelle je vis avec inquiétude une grande porte blanche à soubassement noir flanquée de plusieurs piliers blancs reliés entre eux par une palissade noire, semblable enfin à une porte de cimetière. Je crus que j’allais passer au milieu des tombeaux des Européens morts à Batavia. Mais ce funèbre monument était la porte même de la ville : la couleur blanche, c’est de la peinture à la chaux, et le noir, pas autre chose que du goudron destiné à garantir de l’humidité les bois et les murs qui avoisinent le sol. De l’autre côté de la porte, l’allée d’arbres continue et aboutit à une vaste place au fond de laquelle se trouve un monument que je reconnais de suite pour un hôtel de ville. Je commence à voir çà et là quelques maisons chinoises. Puis c’est une large rue, où tous les styles d’architecture semblent s’être donné rendez-vous : une quantité de riches voitures y circulent au milieu d’une foule de coolies, de marchands ambulants et de marchandises amoncelées devant des magasins sans vitrine, sans étalages, sombres à l’intérieur. Contraste étrange ! Partout des Chinois pressés, actifs, affairés : partout aussi des Indiens indolents, rieurs et flânant à l’ombre.

Batavia (ville ancienne). — Dessin de M. de Molins.

Cette ville, c’est l’ancienne résidence portugaise que les Hollandais ont consacrée exclusivement au commerce. Là, sont les entrepôts des produits du pays, la banque, les bureaux de la haute administration, les comptoirs des négociants. Les habitations de ces messieurs sont à deux lieues dans l’intérieur, à Weltewreden, et c’est dans la ville nouvelle que se trouve l’hôtel des Indes, ou je me rends.

Je laissai bientôt derrière moi le vieux Batavia.

Lancé à fond de train sur une route large et blanche, mais sans poussière, j’ai, à ma gauche, une rivière jaune qui coule lentement entre ses berges vertes : au delà de l’eau, une autre route, puis de grands arbres qui abritent des maisons arabes, chinoises et indiennes ; à ma droite, ce sont tantôt des habitations hollandaises entourées de jardin, tantôt de longues files de magasins chinois, avec leurs toits plats et allongés, couronnés d’arêtes en maçonnerie gracieusement recourbées. À chaque pas je rencontre des groupes de Chinois, parasol eu main, des Indiens à larges chapeaux peints et dorés, affectant les formes les plus amusantes, des convois de coolies qui portent leurs fardeaux répartis en deux charges suspendues à une flexible branche de bambou posée sur l’épaule.

Les chevaux vont toujours ventre à terre, et je passe devant une suite de superbes maisons de campagne. J’en admirais les jardins spacieux, parfaitement tenus, pleins de ces plantes équatoriales d’un aspect féerique, quand tout à coup ma voiture tourne brusquement à droite, entre dans une grande cour, ménagée au centre de longs corps de logis invisibles de la route, et s’arrête en face d’un pavillon entouré de larges galeries sous lesquelles je reconnais la plupart des passagers du Nicolas.

Toutes ces maisons de plaisance, ces parcs, ces massifs, ces allées ombreuses, ne sont autre chose que ma future résidence, Weltewreden, la nouvelle Batavia ; je suis à l’hôtel des Indes.

Batavia (ville nouvelle.) — Dessin de M. de Molins.

Après m’avoir laissé me rafraîchir autant que l’on peut le faire dans un four ardent, M. Cressonnier, le maître de la maison, me conduisit dans un fort bel appartement, qui, disait-il, m’était destiné : immense galerie couverte, salon dans les mêmes proportions, deux chambres à coucher. Je trouvais tout cela bien vaste pour moi, mais on m’avait tellement vanté, en France, les habitudes des Indes, que je me résignai assez facilement à mon sort. Mes coolies de la douane étaient arrivés presque en même temps que moi, et j’avais déjà procédé à mon installation, lorsqu’un monsieur habillé de blanc des pieds à la tête, vint m’annoncer d’un air profondément embarrassé qu’il y avait erreur, et que l’appartement que j’occupais avait été retenu la veille par un autre voyageur.

Or, une chambre retenue étant chose sacrée, même de l’autre côté de la Ligne, il fallut déménager. Après être descendu du premier étage ou je me trouvais, et avoir longé un interminable corps de bâtiment garanti du soleil par un large avant-toit, supporté par des piliers et formant galerie, nous arrivâmes ainsi tout à côté de la grande route. Là est situé mon nouveau domicile, composé d’une grande pièce sur le devant et d’une chambre à coucher y attenante, mais sur le derrière ; le tout au rez-de-chaussée. Mon mobilier est représenté, dans le salon, par une table écloppée, deux fauteuils boiteux, une glace rouillée et un meuble indéfinissable, une sorte de voltaire indien, laid, baroque, disgracieux ; et, dans la chambre à coucher, par un lit avec sa moustiquaire trouée, rapiécée et retrouée en mille endroits, un lavabo crotté, un portemanteau branlant et une chaise dont le siége en roting présente un dédale pareil à celui d’un piano dont toutes les cordes auraient sauté, et enfin par un vieux miroir brisé dont les mille facettes reproduisent mille fois mon image. Mes deux pièces blanchies à la chaux, ornées de plafonds en nattes peintes en gris, étaient en outre décorées d’un tapis en roting si usé, si déchiré, si hérissé que j’y trébuchais à chaque pas.

Je m’informai prudemment du prix, et l’on me fit savoir que moyennant deux cent cinquante roupies par mois, c’est-à-dire plus de cinq cents francs de notre monnaie, je jouirais paisiblement de cette écurie d’Augias et de ces meubles invalides, de la nourriture sans le vin toutefois, de l’usage d’une voiture, pourvu que je ne dépassasse pas vingt courses par mois, et de l’éclairage gratuit, mot qui, jusqu’à nouvel ordre, était pour moi un mystère. C’était horriblement cher ; mais il fallait en passer par là pour le moment, et je me mis à me réinstaller pour la seconde fois de la journée.

À quatre heures, un domestique indien (je fais un pléonasme, il n’y en a pas d’autres à Java) m’apporte du thé, du pain, du fromage de Hollande et du beurre tellement affecté de la température tropicale qu’on le prendrait pour de l’huile. Bientôt, assis devant ma porte, à l’exemple de tous mes voisins, je ne tarde pas à être entouré comme eux d’une foule de marchands ambulants chinois et malais étalant devant moi leurs marchandises ; mais à mon désir d’acheter s’oppose ma complète ignorance de la langue ; après quelques vaines tentatives, je me vois forcé d’ajourner mes acquisitions.

À six heures on sonne le dîner, et je m’aperçois que je suis réellement très-éloigné de la salle à manger, où j’arrive presque en retard et tout en transpiration. L’aspect de cette salle est splendide. La table, de plus de deux cents couverts, ornée de lampes et de faisceaux de bougies, de surtouts étincelants, de pyramides de fruits et de fleurs, la vaste colonnade qui supporte le plafond, les habillements blancs des hommes, les toilettes de bal des femmes, les costumes orientaux des serviteurs debout derrière leurs maîtres, composent un ensemble luxueux et splendide qui me rappelle le tableau des Noces de Cana, de Paul Véronèse. Mais je suis obligé de m’en tenir au plaisir des yeux, car mes voisins dévorent tout à ma barbe. Impossible de saisir le moindre plat, le plus mince morceau, et sans l’obligeance d’un Malais compatissant, je me serais levé de table complétement à jeun.

Toutefois je serais injuste, comme artiste et comme gastronome, si je ne notais pas qu’à dîner je vis et mangeai pour la première fois ces délicieux et merveilleux fruits de l’Inde : le nanka, qui a la forme d’une pomme de pin et le goût du fromage à la crème ; les bananes, plus grosses et plus savoureuses que celles d’Égypte, et surtout l’inappréciable mangoustan (mangis), dont on peut décrire la rondeur parfaite, l’écorce violette à la surface, rouge sang à l’intérieur, et la pulpe blanche, mais dont on ne saurait bien dire le goût, plus fin que celui de notre raisin, et la fraîche saveur, qui en font le premier fruit du monde.

Cependant quelques fruits ne constituent point un repas, et lorsque je fis à qui de droit le reproche de m’avoir presque laissé mourir de faim, il me fut répondu qu’aux Indes il était d’usage d’avoir un domestique, spécialement destiné à servir à table, et que les gens de l’hôtel se bornaient à faire passer les plats aux valets de bouche des voyageurs.

Pour me calmer, je trouvais, en rentrant dans ma chambre, le fameux éclairage gratuit : une veilleuse nageant dans un verre sordide, ébréché, sur une flaque d’huile de coco, noire, puante, saturée d’insectes et n’éclairant presque pas, du reste. Enfin !

de Molins.

(La suite à La prochaine livraison.)