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lui ont valu de la part de l’Empereur une médaille d’honneur. Elle accueille avec une grande bonhomie, et sa case, la première en atteignant le rivage, reçoit la visite de tous les nouveaux arrivés. Mais la conversation de Juliette surprend plus encore que sa personne, et l’on a lieu d’être étonné de trouver, si loin de tout centre littéraire, une Malgache causant littérature aussi bien que politique et tout cela mêlé d’aperçus d’une grande finesse et dans un langage d’une remarquable pureté. Mme Ida Pfeiffer, aigrie par la souffrance, fut injuste à son égard, nous tenons à le constater[1].

Juliette Fiche. — Dessin de E. Riou.

L’aspect de Tamatave est celui d’un grand village ; c’est une forte agglomération de cases qui n’a jamais ambitionné le nom de ville ; tout est relatif cependant et l’on dit la ville de Tamatave.

La rue principale fut le but de notre première exploration. C’est une étroite et longue avenue bordée de minces piquets de bois servant d’enclos aux maisons éparses sur des deux côtés. Nous avançons, tantôt abrités par les bananiers aux larges feuilles ou par des mûriers aux baies rouges ; à droite, se déploie le pavillon anglais : c’est le consulat d’Angleterre ; plus loin, du même côté, s’élève une haute bâtisse en bois : c’est la demeure du Rothschild malgache, Redington, courtier des Ovas pour la vente des bœufs. Quelques cases de traitants bordent encore la rue et nous pénétrons dans le quartier malgache. Les cases changent alors de structure et de dimension ; le ravenal (urania speciosa), côtes et feuilles, en fait tous les frais, mais l’aspect en est propre, l’intérieur coquet, et de belles filles vous sourient montrant leurs dents blanches, tandis que les hommes vous crient marmites, marmites, ce qui veut dire « voilà des porteurs, voulez-vous des porteurs ? » De temps à autre des Ovas à la démarche hésitante, à l’œil oblique, au sourire méchant, vous accueillent d’un « bonjour, monsieur. »

De modestes boutiques étalent sur les seuils leurs produits hétéroclites. Ce sont de vastes paniers pleins de sauterelles desséchées, des bouteilles vides, quelques cotonnades anglaises, de grossières rabanes, de microscopiques poissons, des perruches à tête bleue, des makis noirs et blancs, d’autres à queue annelée, de grands perroquets noirs, d’énormes paquets de feuilles servant de nappe ; quelques fruits, patates, ignames et bananes, des nattes, et l’éternelle barrique de betza-betza. La betza-betza est une liqueur de jus de canne fermentée, mélangé de plantes amères ; c’est une boisson détestable à notre avis, mais dont les Malgaches font leurs délices.

Nous avançons encore ; la rue, de plus en plus animée, nous annonce le bazar ou marché. Un affreux Chinois nous adresse la parole dans un français tout barbare et nous force par d’irrésistibles agaceries de pénétrer dans sa boutique ; c’est un pandémonium où règne le plus étrange désordre et dont le maître représente l’article le plus curieux. Nous le laissons ébahi de notre visite improductive. Il nous a cependant changé quelques piastres contre de menus morceaux d’argent, seule monnaie du pays[2]. Nous atteignons le bazar.

Là, sous des auvents de l’aspect le plus sale et de quelques pieds à peine élevés au dessus du sol, gisent les boutiques aristocratiques des conquérants ; en effet presque tous les marchands sont Ovas. Ils président, couchés à’orientale, à la vente des menus objets étalés devant eux : sel, balances, étoffes, vieille coutellerie, viandes, etc. L’atmosphère, empestée par les émanations du sang des bœufs qu’on tue sur place et des chairs putréfiées par la chaleur, rend ce séjour dangereux ; des nuages de mouches bourdonnantes dont vous avez peine à vous défendre, reviennent sans cesse à la charge, et vous abandonnez ce foyer pestilentiel, le cœur malade, l’imagination frappée de malaise, plein de dégoût pour cette race abâtardie des Ovas qu’on vous avait dépeinte sous de si vives couleurs.

Mais la rue débouche sur la campagne ; nous la suivons encore et nous saluons en passant les pères jésuites, dont le modeste établissement marque de ce côté les limites de Tamatave. En face se trouve la batterie ou forteresse, avec son mât de pavillon. Sa longue flamme

  1. Voy. notre tome IV, p. 322.
  2. Les Malgaches, en fait de monnaie, ne se servent que de pièces de cinq francs qu’ils coupent en menus morceaux et qu’ils pèsent avec des petites balances d’une justesse extraordinaire. On prétend qu’ils peuvent peser jusqu’à la sept cent vingtième partie d’une piastre. Les principales monnaies sont les plus petites, le voemen, 30 c. ; le sikasi, 60 c., le kirobo, 1 fr. 25.