Voyages d’Ida Pfeiffer, relations posthumes/03

Troisième livraison
Traduction par Wilhelm de Suckau.
Le Tour du mondeVolume 4 (p. 321-336).
Troisième livraison

Une case de chef, à Tamatave, port de Madagascar. — Dessin de E. de Bérard, d’après une photographie.


VOYAGES D’IDA PFEIFFER.

RELATIONS POSTHUMES[1].
1857. — TEXTE INÉDIT.




MADAGASCAR.


Départ de Maurice. — La vieille chaloupe canonnière. — Arrivée à Madagascar. — Mlle Julie. — Description de Tamatave.

Je quittai Maurice le 25 avril 1857. Grâce à l’entremise de M. Gonnet, les propriétaires du brick le Triton m’accordèrent un libre passage jusqu’au port de Tamatave, trajet de quatre cent quatre-vingts milles marins. Le vaisseau, vieille chaloupe canonnière émérite qui avait fait ses preuves en 1805 à la bataille de Trafalgar, était bien déchu de son ancienne splendeur. Il servait actuellement, quand la saison était favorable, à transporter des bœufs de Madagascar à Maurice. Comme il n’était aménagé dans toutes ses parties que pour le transport des bœufs, il n’offrait pas les moindres commodités aux passagers, et quant à sa solidité, le capitaine me donna l’avis consolant qu’il ne pourrait pas résister à la plus petite tempête.

Cependant mon désir de quitter Maurice était si grand que rien ne put m’effrayer. Je me confiai à ma bonne étoile, m’embarquai gaiement, et n’eus point à m’en repentir. Le capitaine, M. Benier, était aussi excellent que son vaisseau était mauvais. Bien qu’il ne fût pas de haute extraction (par la couleur il appartenait aux demi créoles), il se montra envers moi d’une politesse et d’une prévenance qui auraient fait honneur à l’homme le mieux élevé. Il eut la bonté de me céder de suite sa cabine, la seule place du vaisseau où les passagers quadrupèdes n’eussent point accès, et il fit tout pour me rendre la traversée aussi agréable que possible.

Le cinquième jour nous arrivâmes en vue de Tamatave, et le lendemain nous jetâmes l’ancre dans le port. J’aurais voulu débarquer immédiatement ; mais la reine Ranavalo, malgré son mépris de la civilisation et des coutumes de l’Europe, lui a justement emprunté celles qui, même pour nous autres Européens, sont les plus insupportables : la police et la douane. Comme si j’étais arrivée en France ou dans tout autre pays de l’Europe, il me fallut attendre que les inspecteurs fussent venus et bord et eussent visité le vaisseau avec le plus grand soin. Toutefois la reine m’ayant octroyé la très-gracieuse permission de pénétrer dans ses États, on ne me fit pas d’autres difficultés et je pus descendre à terre. J’y fus aussitôt reçue par quelques douaniers de Madagascar et conduite à la douane où tous mes bagages furent visités et mis sens dessus dessous. Aucun objet n’échappa à leurs investigations ; ils ne négligèrent pas même le plus petit paquet enveloppé dans du papier ; ils se montrèrent enfin de vrais limiers, dignes d’être mis sur les rangs des plus habiles douaniers allemands et français, et je me divertis de cette scène qui me rappelait ma chère patrie.

À Tamatave je devais rencontrer M. Lambert, qui, après le voyage qu’il avait fait avec une mission du gouvernement français sur la côte d’Afrique, devait retourner directement à Madagascar.

Il n’était pas encore arrivé ; mais il m’avait dit à Maurice que dans ce cas je devais descendre chez Mlle Julie qu’il aurait soin de faire prévenir de ma visite.

Mes lectrices vont probablement s’imaginer que Mlle Julie est une Européenne jetée dans cette île par Dieu sait quelle aventure romanesque. Je suis malheureusement forcée de les détromper. Mlle Julie est une vraie Malgache, de plus veuve, et mère de plusieurs enfants. C’est qu’il règne à Madagascar la singulière coutume d’appeler « mademoiselle » toute personne du sexe, eût-elle même une douzaine de rejetons, ou eût-elle été mariée une demi-douzaine de fois.

Mlle Julie est d’ailleurs certainement une des personnes les plus remarquables et les plus intéressantes, non-seulement de Tamatave, mais aussi de tout Madagascar. Veuve depuis environ huit mois elle continue les affaires de son mari, et, à ce qu’on m’a dit, avec plus de succès que lui. Elle possède des plantations de cannes à sucre, une distillerie de rhum, et fait le commerce. Son intelligence et son activité seraient appréciées partout, et elles sont réellement étonnantes dans un pays comme Madagascar, où la femme, si ignorante et si paresseuse, n’a d’ordinaire qu’un rôle nul.

Mlle Julie, élevée en partie à Bourbon, parle et écrit parfaitement le français. Il est fâcheux qu’instruite comme elle l’est, elle ait conservé plusieurs des mauvaises habitudes de son pays natal. Son plus grand plaisir est de rester des heures entières étendue sur le sol, la tête appuyée sur les genoux d’une amie ou d’un esclave, pour se faire délivrer de certaines petites bêtes. C’est du reste le passe-temps favori des femmes de Madagascar, et elles ne se visitent souvent que pour s’y livrer tout à fait con amore. Mlle Julie aimait aussi mieux se servir de ses doigts que d’un couvert pour manger ; mais elle ne le faisait que quand elle croyait ne pas être vue.

Mlle Julie ne m’accueillit pas précisément de la manière la plus avenante ; elle commença par me toiser de la tête aux pieds, puis se leva lentement et me conduisit à une maisonnette située tout près, mais plus mal installée encore que les pavillons de Maurice. La pièce unique qui s’y trouvait ne renfermait rien qu’une couchette non garnie. La noble dame me demanda sèchement ma literie. Je lui répondis que je n’en avais pas apporté, M. Lambert m’ayant assuré que je trouverais chez elle tout ce dont j’aurais besoin. « Je ne puis vous donner de literie, » me dit-elle d’un ton bref, et bien qu’elle eût, comme je le vis plus tard, non-seulement de quoi me fournir un lit, mais encore donner à coucher à une demi douzaine de voyageurs, elle ne se serait point fait scrupule de laisser une vieille femme comme moi dormir sur une natte ou une planche. Heureusement il y avait là une autre femme, Mme Jacquin, qui m’offrit aussitôt tout ce qu’il fallait pour garnir mon lit, et reprocha à Mlle Julie sa conduite dans des termes assez vifs. J’acceptai l’offre de Mme Jacquin avec beaucoup de reconnaissance, car autrement j’aurais été obligée, jusqu’à l’arrivée de M. Lambert, de me contenter de mon manteau et d’un oreiller que je porte toujours avec moi.

Le port de Tamatave est le meilleur de toute l’île, et il y vient dans la belle saison (du mois d’avril à la fin d’octobre) beaucoup de vaisseaux de Maurice et de Bourbon pour charger des bœufs dont on exporte tous les ans de dix à onze mille. Les deux tiers environ de ces bœufs vont à Maurice et le reste à Bourbon, bien que la population de ces deux îles soit à peu près la même. Mais il ne faut pas oublier qu’il y a à Maurice beaucoup d’Anglais, et que les Anglais sont de plus grands amateurs de roast-beefs que les Français. Il est étrange que la reine Ranavalo ne souffre pas l’exportation des vaches. Dans sa profonde sagesse elle pense que si elle permettait cette exportation, on pourrait élever des bœufs ailleurs que dans ses États et partant nuire à leur prospérité. Elle ignore que ces deux îles tirent beaucoup plus de profit de leurs plantations de cannes à sucre, que si elles transformaient leurs champs en prairies et se livraient à l’élève du bétail. Un beau bœuf qui se paye quinze dollars à Madagascar, reviendrait à quatre ou cinq fois autant, si on l’élevait, à Maurice ou à Bourbon.

Une rue de Tamatave. — Dessin de E. de Bérard, d’après l’ouvrage anglais d’Ellis.

Aujourd’hui Tamatave ressemble à un pauvre mais très-grand village. On évalue sa population, y compris les environs, à quatre ou cinq mille âmes, parmi lesquelles il y a huit cents soldats et environ une douzaine d’Européens et de créoles de Bourbon. À part les quelques maisons de ces derniers et celles de quelques Hovas et Malgaches aisés, on ne voit que de petites huttes disséminées sur différents points ou formant plusieurs rues étroites. Elles reposent sur des pieux de deux à trois mètres de haut, sont construites en bois ou en bambou, couvertes de longues herbes ou de feuilles de palmier et renferment une pièce unique, dont le foyer occupe une bonne partie, de sorte que c’est à peine si la famille a suffisamment d’espace pour s’y coucher. Il n’y a point de fenêtres, mais à la place deux portes percées en face l’une de l’autre, et dont celle qui est du côté du vent est toujours fermée.

Les maisons des gens aisés ne diffèrent de celles des pauvres qu’en ce qu’elles sont plus hautes et plus grandes.

Tamatave a été un des derniers points du littoral occupés par les Français, qui en ont été dépossédés par les Hovas en 1831. Quelques années plus tard (1845), une tentative malheureuse pour reprendre ce poste n’aboutit qu’à la perte d’une douzaine de braves marins, dont les têtes fichées sur de longs pieux en manière de trophée par les Malgaches, figurèrent longtemps comme un épouvantail sur le pourtour de la baie.

Tamatave, vue de la mer. — Dessin d’après nature par E. de Bérard, en 1848.

Le bazar est au milieu du village, sur une vilaine place inégale, et se distingue autant par sa pauvreté que par sa malpropreté. Un peu de viande de bœuf, quelques cannes à sucre, du riz et quelques fruits sont à peu près tout ce qu’on y trouve, et l’étalage entier d’un des marchands accroupis par terre ne vaut souvent guère plus d’un quart de piastre. On tue les bœufs dans le bazar même ; on ne leur ôte pas la peau, mais elle se vend avec la viande et passe pour très-agréable au goût. La viande ne se vend point au poids, mais d’après la grosseur et la mine du morceau.

Quand on veut acheter ou vendre quelque chose dans ce pays, il faut toujours porter avec soi une petite balance ; car il n’y avait à Madagascar d’autre monnaie que l’écu d’Espagne, quand, il y a deux ans seulement, M. Lambert y vint pour la première fois et apporta avec lui des pièces de cinq francs. Celles-ci y ont également cours. À défaut de petite monnaie, les écus et les pièces de cinq francs sont coupés en parties plus ou moins petites, quelquefois en plus de cinq cents parcelles.

J’appris, à ma très-grand surprise, que malgré leur barbarie et leur ignorance les indigènes savaient si bien contrefaire les écus qu’il fallait avoir le coup d’œil très-juste et les examiner de bien près pour pouvoir distinguer les bonnes pièces des fausses.


Les indigènes. — Singulière coiffure. — Première visite à Antandroroho. — Hospitalité des Malgaches. — Les Européens à Tamatave. — Le Malgache parisien. — Rapports de famille.

Les indigènes de Tamatave me semblèrent encore plus affreux que les nègres ou les Malais ; leur physionomie offre l’assemblage de ce que ces deux peuples ont de plus laid : ils ont la bouche grande, de grosses lèvres, le nez aplati, le menton proéminent et les pommettes saillantes ; leur teint a toutes les nuances d’un brun sale. Beaucoup d’entre eux ont pour toute beauté des dents régulières et d’une blancheur éclatante, quelquefois aussi de jolis yeux. En revanche, leurs cheveux noirs comme du charbon, crépus et cotonneux, mais infiniment plus longs et plus rudes que ceux du nègre, atteignent quelquefois une longueur de près d’un mètre. Quand ils les portent vierges, cela les défigure au delà de toute expression ; leur visage se perd dans une vaste et épaisse forêt de cheveux crépus. Heureusement les hommes les font souvent couper tout ras sur le derrière de la tête, tandis qu’ils les laissent pousser par devant, tout au plus de quinze à vingt centimètres ; mode qui leur donne aussi un air très-drôle, car les cheveux montent tout droit en forme de toupet finement crépu ; mais ce n’est pourtant pas aussi affreusement laid que la forêt vierge.

Les femmes, et quelquefois aussi les hommes fiers de leur précieuse chevelure et qui ne peuvent se décider à la couper, en font une multitude de petites tresses que les uns laissent pendre tout autour de la tête, dont d’autres forment des nœuds ou des torsades dont ils se couvrent toute la tête. Ce genre de coiffure exige un temps et un travail infinis, surtout chez les femmes malgaches d’un rang élevé, qui font arranger leurs cheveux en un nombre infini de petites tresses. J’en ai compté plus de soixante chez une de ces merveilleuses beautés. Les esclaves de la bonne dame avaient certainement mis une journée entière à les faire. Il est vrai qu’une pareille coiffure ne demande pas à être renouvelée à chaque instant et se conserve huit jours et plus dans toute sa beauté.

Quant à la taille des Malgaches, elle est en général au-dessus de la moyenne. J’ai vu surtout beaucoup d’hommes d’une haute et forte stature.

Leur costume est à peu près celui de tous les peuples à demi sauvages, qui ne vont pas tout à fait nus. Les deux principaux vêtements dont se servent les Malgaches s’appellent sadik et simbou. Le premier, presque aussi simple que la feuille de figuier d’Adam, consiste en un petit morceau d’étoffe de trente centimètres de large et de soixante de long, qui est jeté autour des cuisses et passé entre les jambes. Beaucoup d’indigènes trouvent cela suffisant et n’ont pas d’autre costume. Le simbou est une pièce d’étoffe blanche d’environ trois mètres de long et deux de large. Ils s’enveloppent et se drapent dans le simbou comme les Romains dans leur toge et souvent avec beaucoup de grâce ; quelquefois ils le roulent pour être plus libres dans leurs mouvements et l’attachent autour de la poitrine.

Le costume des femmes est le même que celui des hommes, seulement elles s’enveloppent davantage et ajoutent souvent encore au sadik et au simbou un troisième vêtement, une courte jaquette collante à longues manches, qu’elles appellent kankzou. Le simbou occupe sans cesse les hommes et les femmes : il glisse toujours, et il faut à tout instant le rejeter autour du corps ; on peut dire que les gens n’ont ici qu’une main pour travailler ; l’autre est exclusivement occupée du simbou.

La nourriture des Malgaches est aussi simple que leur costume. Les principaux éléments du repas sont le riz et une espèce de légume qui ressemble à nos épinards et qui serait de très-bon goût si on ne l’apprêtait pas avec de la graisse rance. Les gens qui vivent près des fleuves ou sur les côtes de la mer mangent aussi quelquefois, mais très-rarement, du poisson. Ils sont beaucoup trop paresseux pour s’occuper sérieusement de la pêche. Quant à la viande ou à la volaille, bien qu’on la trouve en grande abondance et aux prix les plus modérés, on n’en mange que dans les grandes occasions. On fait ordinairement deux repas, l’un le matin, l’autre le soir ; la boisson qu’on prend en mangeant est le ranagung (eau de riz), qu’on prépare de la manière suivante : on cuit du riz dans un vase et on le brûle exprès un peu, de manière qu’il se forme une croûte au fond du vase ; puis on y verse de l’eau et on fait bouillir. Cette eau prend une couleur de café très-pâle et un goût de brûlé, affreux pour le palais d’un Européen, mais que les indigènes trouvent délicieux ; ils mangent aussi la croûte brûlée avec le plus grand plaisir.

Les Malgaches entretiennent beaucoup d’esclaves, qui, il est vrai, ne sont pas ici d’un grand prix. Un esclave coûte douze à quinze écus, et cela quel que soit son âge. Cependant on aime mieux acheter des enfants de huit à dix ans que des adultes, en se basant sur cette idée, en général très-juste, qu’on peut dresser les enfants comme on veut, tandis qu’un adulte qui a pris de mauvaises habitudes ne s’en corrige pas facilement. On ne vend guère d’hommes faits, excepté les hommes libres qui sont mis à l’enchère en châtiment d’un crime, et les esclaves dont les maîtres ne sont pas contents. Les femmes se vendent généralement plus cher que les hommes, surtout les ouvrières en soierie, dont les plus habiles se payent jusqu’à deux cents écus.

La condition des esclaves est ici, comme chez tous les peuples sauvages ou demi-sauvages, infiniment meilleure qu’elle ne l’est chez les Européens et les créoles. Ils ont peu à travailler ; leur nourriture est à peu près la même que celle de leurs maîtres, et ils sont rarement punis, bien que les lois du pays ne leur assurent presque aucune garantie.

Le penchant pour le vol est très-prononcé à Tamatave, non-seulement chez les esclaves, mais chez presque toute la population indigène, sans en excepter les officiers et les employés. J’en fis l’expérience à mes dépens. La maisonnette que Mlle Julie m’avait assignée pour demeure n’avait pas de serrure. Mais, comme elle était tout près de son habitation et dans l’enceinte des autres bâtiments, et que Mlle Julie ne m’avait point informée du goût de ses compatriotes pour le bien d’autrui, il ne me vint pas à l’idée d’avoir de la méfiance. Un jour, comme on m’appela à dîner, je laissai ma montre par mégarde sur la table, souvenir précieux d’une amie de New-York. Le soir, quand je rentrai, la montre avait disparu. Je courus aussitôt auprès de Mlle Julie pour l’en instruire et pour lui demander de quelle manière je pourrais rentrer en possession de ma montre. J’eus soin d’ajouter que j’étais toute disposée à donner quelques écus à qui me la ferait retrouver. Mlle Julie me répondit avec la plus grande indifférence qu’il n’y avait rien à faire, que la montre avait probablement été volée par un des esclaves de la maison, que d’ailleurs tout le monde volait dans ce pays, et qu’une autre fois, en quittant, ma maisonnette, je devais fermer ma porte et le volet de ma fenêtre. Elle ne se donna pas même la peine d’interroger ses esclaves, et le seul avantage que je retirai de la perte de ma montre, fut d’obtenir, avec beaucoup de peine, au bout de trois jours, une serrure à ma porte.

Mlle Julie m’apprit, par hasard, qu’elle possédait, à sept milles de la ville, deux propriétés qui étaient situées tout près des bois et habitées par ses fils. Comme j’espérais y pouvoir faire de belles promenades et y recueillir de grands trésors pour ma collection d’insectes, je priai Mlle Julie de m’y faire transporter.

On se sert ici, pour voyager, d’un léger siége à porteurs, appelé takon, qui est fixé entre deux perches et porté par quatre hommes. On emploie ce mode de transport, même quand on n’a à faire qu’un trajet de quelques centaines de pas. Il n’y a que les esclaves et les gens tout à fait pauvres qui vont à pied. En voyage, au lieu de quatre porteurs, on en a toujours huit ou douze qui se relayent sans cesse.

Je quittai Tamatave de grand matin ; le chemin d’Antandroroho (c’était le nom d’une des propriétés de mon hôtesse) était très-bon, surtout quand nous eûmes quitté les terrains sablonneux pour des plaines couvertes de végétation où il n’y avait pas de collines. Les porteurs couraient avec moi, comme s’ils n’eussent rien eu à porter, et nous fîmes les sept milles en une heure et demie. À Antandroroho demeurait le fils cadet de Mlle Julie, jeune homme de vingt-deux ans qui avait été élevé à Bourbon. Je ne m’en serais réellement pas douté, car n’était qu’il portait le costume européen et parlait français, il ne se distinguait en rien de ses compatriotes ; il était redevenu tout à fait Malgache.

Que l’indigène qui n’a jamais quitté son pays et qui n’a jamais rien vu de curieux vive de cette manière, je n’en suis nullement surprise ; mais qu’un jeune homme, élevé parmi des Européens pût reprendre si complétement les habitudes de ses compatriotes, je ne pouvais vraiment pas me l’expliquer. Et ce n’était pas seulement pour sa manière de manger qu’il était redevenu sauvage, mais pour tout le reste. Il pouvait demeurer des heures entières assis sur son fauteuil, sans lire ou sans s’occuper de quoi que ce fût. Il passait toute la journée à ne rien faire que se reposer, fumer et s’entretenir avec ses spirituelles esclaves, qui ne le quittaient pas d’un seul instant.

C’est avec une véritable affliction que j’avais déjà remarqué à Tamatave que le petit nombre de chrétiens qui y demeurent (quelques Européens et créoles de Bourbon) au lieu de donner le bon exemple aux indigènes, au lieu de les moraliser et de les élever jusqu’à eux, se sont abaissés jusqu’à leur niveau et ont adopté leurs mœurs déréglées. Ainsi ils ne contractent point d’unions légitimes, mais, à l’exemple des indigènes, changent de femme au gré de leur caprice, en ont quelquefois plusieurs en même temps, et se font servir exclusivement par des femmes esclaves.

Plusieurs de ces gens envoient, il est vrai, leurs enfants à Bourbon et même en France ; mais dans quel but ? Quand le jeune homme a réellement appris quelque chose et acquis de bonnes mœurs, à son retour chez lui le mauvais exemple de son père ne tarde pas à lui faire tout oublier.

Mon aimable hôte avait heureusement un frère aîné, habitant l’autre propriété de leur mère. Ce jeune homme n’avait pas seulement été élevé à l’île Bourbon, mais il avait même passé neuf ans à Paris. Il m’inspira plus de confiance que son cadet, et le lendemain un canot me transporta sur la jolie rivière de Scondro, qui se jette dans la mer à un demi-mille de l’habitation du Malgache parisien. Il habitait une jolie maison. Dès qu’il m’aperçut, il vint à ma rencontre et me conduisit aussitôt dans la salle à manger, où, à ma grande joie, je trouvai une table dressée à l’européenne et admirablement bien servie.

Ce jeune homme se distinguait en général d’une manière très-avantageuse de ceux de ses compatriotes qui avaient été comme lui à Bourbon ou en Europe. Je crois que c’est le seul de sa race qui ne s’efforce pas d’oublier aussi vite que possible tout ce qu’il a appris en Europe. Je lui demandai s’il ne regrettait pas Paris, et s’il n’avait aucune envie d’y demeurer. Il me répondit qu’il aimerait sans doute beaucoup vivre dans un pays civilisé, mais que, d’un autre côté, Madagascar était sa patrie, et que, comme toute sa famille y demeurait, il aurait de la peine à s’en séparer.

On voyait que ce n’était pas là de vaines paroles et qu’il sentait ce qu’il disait. Cela me surprit beaucoup, car en général il n’y a rien de plus ridicule que d’entendre un Malgache parler de sa famille et des liens de famille. Je ne connais pas de peuple plus immoral que celui de Madagascar, et là où il règne une si grande corruption de mœurs, les liens de famille doivent être relâchés ; aussi n’aurais-je donné que peu de créance à ce que m’avait dit à ce sujet mon hôte, si dans différentes occasions il n’avait fait preuve d’une rare franchise de sentiments.

Je m’entretins beaucoup avec lui et je lui demandai s’il ne sentait pas le besoin d’un commerce intellectuel, de ces agréables rapports de société qu’on trouve en Europe, et s’il ne souffrait pas de vivre constamment au milieu d’hommes grossiers et barbares. Il m’avoua que l’absence totale d’instruction de ses compatriotes lui rendait leur société peu agréable, mais qu’il cherchait sa distraction dans les livres qu’il lisait et étudiait. Il me cita quelques excellents ouvrages qu’il avait rapportés de France.

Le sort de ce jeune homme me fit véritablement de la peine. Je ne prétends pas dire qu’il se distingue par un esprit et une perspicacité extraordinaires ; mais il joint à quelques talents assez de cœur et de sentiment pour se faire des amis dans quelque pays du monde que ce soit. Malheureusement il est à craindre que, privé de toute société intellectuelle, il ne redevienne peu à peu tout à fait un vrai Malgache.


Le bain de la reine. — L’armée malgache. — Soldats et officiers. — Banquet et bal. — Le vol obligatoire.

Le 13 mai, M. Lambert enfin arriva. Le 15 je vis la célébration préliminaire de la grande fête du bain de la reine ; fête coïncidant avec le premier jour de l’année et qui est par conséquent, à proprement parler, la fête du jour de l’an de Madagascar. Seulement les habitants de ce pays n’ont pas la même manière que nous de compter le temps. Ils divisent bien comme nous l’année en douze mois, mais chacun de leurs mois n’a que la durée d’une lune, et quand celle-ci s’est renouvelée douze fois, l’année est finie. Cette fête doit son nom bizarre à un de ses intermèdes non moins bizarres.

La veille de la fête, on voit paraître à la cour tous les officiers supérieurs, les nobles et les chefs que la reine a fait inviter. Quand tous, grands officiers et dignitaires de la cour sont réunis chez la reine, celle-ci se place derrière un rideau, dans un coin du salon, se déshabille et se fait couvrir d’eau. Quand on a rhabillé Sa Majesté, elle s’avance, tenant dans sa main une corne de bœuf qui contient un peu de l’eau qu’on a jetée sur elle, en répand une partie sur les nobles convives, puis se rend dans une galerie qui donne sur la cour du palais, et verse le restant du contenu de sa corne sur les soldats rangés en bataille sous le balcon.

Pendant ce jour fortuné, ce n’est dans toute l’île que festins, danses, chants et cris d’allégresse, jusque fort avant dans la nuit.

La célébration préliminaire de la fête a lieu huit jours auparavant, et consiste en promenades militaires. Les amateurs de plaisirs commencent la fête dès ce jour et s’amusent ainsi pendant quinze jours pleins ; une semaine avant et une semaine après la fête.

Les soldats que je vis à cette occasion à Tamatave me plurent assez. Ils firent leurs exercices et leurs évolutions avec assez de régularité, et, contre mon attente, je trouvai la musique non-seulement agréable à entendre, mais vraiment harmonieuse. Il y a plusieurs années, la reine a fait venir d’Europe un maître de musique ainsi que tous les instruments nécessaires. Il est à présumer qu’elle a fait inculquer à coups de bâton les connaissances musicales à ses humbles sujets. Toujours est-il qu’elle a réussi, et beaucoup d’élèves, devenus maîtres à leur tour, instruisent leurs compatriotes.

Les soldats étaient mis d’une manière simple, propre et parfaitement uniforme. Ils portaient une sorte de tunique blanche, étroite, qui montait jusqu’à la poitrine et couvrait une partie des cuisses. La poitrine même était découverte, et la blancheur éclatante des buffleteries faisait, avec la couleur noire de la peau, un contraste d’un assez joli effet. Ils avaient la tête également découverte ; leurs armes consistaient en un fusil et une lance du pays nommée sagaya.

Les officiers, au contraire, avaient l’air extrêmement comique ; ils portaient des habits bourgeois européens usés qui me rappelaient les cartes à jouer du temps de mon enfance. Qu’on se représente, avec ces habits, d’affreuses figures et une chevelure crépue et cotonneuse : vraiment il ne pouvait y avoir rien de plus ridicule, et je regrettais de ne pas être peintre, car j’aurais trouvé là le sujet des caricatures les plus grotesques. En dehors des parades et des exercices, les officiers comme les soldats vont dans le costume qu’il leur convient. Les soldats demeurent dans une espèce de caserne, dans la cour de laquelle ont lieu les exercices et s’infligent les punitions ; l’entrée de la caserne est interdite aux Européens de la façon la plus sévère.

Il est facile à la reine de Madagascar d’avoir une armée nombreuse. Il ne lui faut pour cela qu’un ordre de sa voix puissante ; car les soldats ne touchent pas de solde et doivent en outre se nourrir et s’habiller eux-mêmes. Ils fournissent à leur entretien en allant, avec la permission de leurs chefs, faire différents travaux, ou même dans leur pays cultiver leur champ. Mais, pour obtenir de l’officier la permission de s’absenter souvent, il faut que le soldat lui remette une partie de son bénéfice, ou au moins un écu par an. Les officiers ne sont d’ordinaire pas beaucoup plus riches que les soldats ; ils reçoivent, il est vrai, comme les employés civils, une indemnité pour leurs services sur les revenus de la douane ; mais cette indemnité est si faible qu’elle ne leur suffit pas, et qu’ils sont forcés de recourir à d’autres expédients, qui ne sont malheureusement pas toujours des plus honnêtes.

Une toute petite partie des revenus de la douane devrait, selon la loi, revenir aussi au simple soldat. Mais, comme on me le disait, les officiers trouvent probablement la somme qui passe par leurs mains trop insignifiante pour se donner la peine d’en rendre compte à leurs subordonnés, et ils préfèrent la garder pour eux-mêmes, de sorte que le pauvre soldat qui ne trouve pas d’ouvrage ou qui est trop éloigné de son pays pour y aller de temps à autre, court littéralement risque de mourir de faim. Il est obligé de se nourrir de plantes et de racines, et souvent des objets les plus dégoûtants, et il doit s’estimer heureux s’il reçoit de temps en temps une poignée de riz. Quand cela lui arrive, il jette ce riz dans un grand vase rempli d’eau, boit durant le jour cette maigre décoction, et ne se permet que le soir de manger une poignée de grains. En temps de guerre il se dédommage, dès qu’il est sur le territoire ennemi, des privations qu’il a souffertes ; tout alors est pillé et dévasté, les villages sont réduits en cendres, et les habitants tués ou emmenés prisonniers et vendus comme esclaves.

Le 17 mai, un banquet solennel eut lieu dans la maison du premier juge. L’heure indiquée était trois heures, mais on ne vint nous chercher qu’à cinq. Nous nous rendîmes à la maison, qui était située au milieu d’un grand enclos ou d’une cour entourée de palissades. Depuis l’entrée de la cour jusqu’à la porte de la maison, les soldats formaient la haie, et pendant notre passage les musiciens jouèrent l’hymne national. On nous conduisit immédiatement dans la salle à manger, devant la porte de laquelle il y avait deux sentinelles, avec les armes croisées, ce qui n’empêchait cependant personne, ayant envie d’entrer et de sortir, de le faire tranquillement.

La société, composée d’environ trente personnes, était déjà réunie pour recevoir convenablement le principal convive, M. Lambert.

Le premier gouverneur, qui est en même temps commandant de Tamatave, portait un habit noir à l’européenne, et sur la poitrine un large ruban ronge en satin assez semblable à une décoration (chose extraordinaire ! il n’y a pas encore à Madagascar de décorations) ; le second gouverneur était vêtu d’un vieil uniforme européen en velours tout passé, mais richement brodé d’or. Les autres messieurs étaient également tous habillés à l’européenne.

La table était garnie abondamment de viandes de tout genre, de volaille et de gibier, de poissons et d’autres produits de la mer. Je ne crois pas exagérer en disant qu’il y avait plus de quarante plats, grands et petits. La principale pièce était une tête de veau assez grosse, mais tellement décharnée qu’elle ressemblait parfaitement à un crâne de mort et n’avait pas un aspect bien appétissant. Il y avait aussi toute espèce de boissons : des vins français et portugais, des bières anglaises et autres. Après les viandes on servit de petites pâtisseries mal apprêtées, et au dessert des fruits et du vin de Champagne, et ce dernier en telle abondance qu’on le buvait dans de grands verres.

Autant que je pus le remarquer, tous les convives étaient pourvus d’un appétit extraordinaire ; mais en mangeant ils n’oublièrent pas de boire, comme le prouvaient leurs innombrables toasts.

Quand on portait la santé du commandant, du second gouverneur ou d’un prince absent, un des officiers allait toujours devant la porte et criait à pleine gorge aux soldats rangés dans la cour, en l’honneur de qui on buvait. La musique commençait alors à jouer et tous les convives se levaient et buvaient.

Le dîner dura quatre heures entières. Ce n’est qu’à neuf heures du soir que l’on sortit de table et que l’on se rendit dans une pièce contiguë où l’on fit de nouveau passer de la bière anglaise. Puis, à ma très-grande surprise, deux officiers supérieurs exécutèrent une espèce de contredanse ; d’autres suivirent leur exemple et dansèrent une polka. Je crus d’abord que c’était le champagne qui leur avait inspiré cette passion de la danse ; mais M. Lambert me détrompa et me dit que ces danses faisaient partie de l’étiquette. Quelque singulier que me parût cet usage, je m’amusai cependant beaucoup des figures grotesques des danseurs, et je fus fâchée de ne pas leur voir continuer ce divertissement.

La fête se termina par un toast porté à la reine avec de l’anisette, et par le chant de l’hymne national. Après le toast royal, il est défendu de rien faire ; car ce serait une profanation envers Sa Majesté, qui, à l’imitation de son défunt époux se fait presque adorer par son peuple comme une divinité.

Nous nous retirâmes alors, mais lorsque je voulus prendre mon parasol qu’à mon arrivée j’avais placé dans un coin de la salle à manger, je m’aperçus qu’il avait disparu ; il avait partagé le sort de ma montre.

Quoique les vols soient punis très-sévèrement et souvent-même de la mort, et qu’on puisse tuer tout voleur qu’on prend sur le fait sans avoir besoin de se justifier devant le tribunal, on vole cependant à Tamatave beaucoup plus que partout ailleurs.

En considérant la malheureuse position des soldats, on conçoit aisément qu’ils soient forcément au nombre des plus grands voleurs.

Si l’officier ou l’employé ne touche qu’une très-faible solde, il touche au moins quelque chose ; d’ailleurs, il est marchand ou propriétaire, il a des esclaves qui travaillent pour lui et il tire même du profit des soldats placés sous ses ordres. Mais le pauvre soldat ne touche d’ordinaire absolument rien, et comme on ne peut pourtant pas exiger qu’il meure de faim, il vole pour vivre.

L’armée malgache est donc, on le voit, comme le gouvernement, les institutions et les mœurs de sa terre natale de bien des siècles en arrière de la civilisation moderne ; c’est le germe brut des armées permanentes.


Départ de Tamatave. — Les porteurs. — Les fièvres. — La culture du pays. — Condition du peuple. — Manambotre. — Les mauvais chemins.

Le 19 mai nous nous mîmes enfin en route pour Tananarive, la capitale du pays. Nous étions M. Lambert, M. Marius et moi. M. Marius est natif de France, mais vit depuis vingt ans déjà à Madagascar. Par amitié pour M. Lambert, il avait bien voulu nous accompagner et nous servir à la fois d’interprète et de guide, complaisance qui était pour nous d’un prix inappréciable.

M. Lambert avait acheté des cadeaux pour la reine et sa cour de son propre argent et non pas, comme on le prétendait à Maurice, de celui de la France. Ils se composaient de toilettes complètes et extrêmement belles pour la reine et pour quelques princesses ses parentes ; d’uniformes très-riches, brodés en or, pour le prince Rakoto, et d’objets d’art de toute espèce, entre autres d’horloges à carillon et d’orgues de Barbarie. Ces cadeaux avaient coûté plus de deux cent mille francs à M. Lambert. Pour leur transport à la capitale, on avait commandé plus de quatre cents hommes qui, pour ce travail, ne reçurent que le payement des soldats, c’est-à-dire rien du tout : c’était une corvée. Dans tous les villages le long de la route, le transport avait été annoncé d’avance, et les pauvres porteurs étaient obligés de se trouver à l’heure dite aux stations qui leur avaient été désignées.

Les hommes qui nous portèrent nous-mêmes ainsi que nos bagages et qui étaient au nombre de deux cents, furent payés par M. Lambert. La taxe pour un porteur, de Tamatave à Tananarive (deux cent vingt milles), n’est que d’un écu, et pour ce prix il doit se nourrir lui-même. M. Lambert promit aux porteurs, en dehors de cette somme, une bonne nourriture, ce dont ils manifestèrent leur reconnaissance par une grande allégresse et par des cris de joie.

Le premier jour nous ne fîmes que sept milles et nous passâmes la nuit à Antandroroho, la propriété du fils cadet de Mlle Julie.

Le 20 mai nous naviguâmes toute la journée sur des lacs et des rivières. L’un de ces lacs, le Nosivé, peut avoir environ onze milles de long et cinq milles de large. Le Nossamasay et le Rassaby ne sont pas d’une étendue beaucoup moindre. En approchant d’une petite île dans ce dernier lac, nos marins se mirent tout à coup à crier de toutes leurs forces. Je pensais qu’il était arrivé quelque malheur ; mais voici, d’après le récit de M. Marius, quelle était la cause de tout ce tapage. Il avait vécu, dit-on, autrefois près de ce lac, une femme d’une beauté merveilleuse, mais dont la vertu avait été loin d’être exemplaire. Cette Messaline de Madagascar parvint à une grande célébrité dont elle fut très-flattée. Elle mourut jeune et, pour perpétuer sa mémoire, elle pria en mourant ses nombreux adorateurs de l’enterrer dans cette île, et, toutes les fois qu’ils passeraient devant de crier de toutes leurs forces en souvenir d’elle. Cette prescription, suivie de qui de droit, devint depuis une coutume générale.

Nous passâmes la nuit dans le village Voring, dans une maison appartenant au gouvernement. Sur la route de Tamatave à la capitale, il y a dans beaucoup de villages des maisons semblables ouvertes aux voyageurs. L’intérieur est garni de nattes très-propres que les habitants du village ont à fournir ; ils doivent aussi veiller à la conservation et à la réparation des maisons.

Le 21 mai, nous voyageâmes encore par eau : nous fîmes d’abord un court trajet sur la rivière de Monza, puis nos gens portèrent la barque un demi-mille, après quoi nous nous rembarquâmes sur une rivière tellement resserrée entre des petits arbres, des buissons et des plantes aquatiques, que nous eûmes de la peine à passer avec le bateau. Ce trajet me rappela des voyages semblables que j’avais faits à Singapore et à Bornéo, avec cette différence que là on traversait des forêts vierges imposantes. Après quelques milles nous arrivâmes à une rivière plus large dont l’eau était d’une pureté et d’une transparence extraordinaires ; les objets s’y reflétaient avec une netteté parfaite que je n’avais encore jamais vue.

Dans ces parties basses et, à peu d’exceptions près, sur tout le littoral de Madagascar, le climat est excessivement malsain et pernicieux à cause des fièvres. La principale raison en est sans doute que le pays est très-bas et les rivières ensablées à leur embouchure. Dans la saison des pluies, l’eau se répand sans obstacle sur de vastes plaines où elle forme des marais, dont les exhalaisons, dans la saison chaude du mois de novembre à la fin d’avril, font naître des fièvres. Les indigènes eux-mêmes qui vivent à l’intérieur de l’île dans les districts sains, s’ils viennent durant la saison chaude dans les parties basses, sont aussi exposés à la malaria que les Européens. Je fis à Tamatave la connaissance de quelques-uns de ces derniers qui, bien qu’ils y vivent déjà depuis trois ou quatre ans, sont encore, en été, attaqués par la fièvre.

Autant que j’en puis juger par ce que j’ai vu, le pays, à l’exception de quelques terrains sablonneux, est excessivement fertile. Partout on voit pousser en abondance la plus belle herbe à fourrage. Les plaines un peu plus élevées doivent convenir particulièrement aux plantations de cannes à sucre, et celles situées le long des rivières, à la culture du riz. Cependant tout était en friche. La population est si clair-semée qu’on découvre à peine tous les trois ou quatre milles un petit village insignifiant.

Il ne saurait, il est vrai, en être autrement sous un gouvernement dont tous les efforts semblent tendre à dépeupler ce pays et à le rendre stérile. À Madagascar il n’y a pour ainsi dire que la reine et la haute noblesse qui soient propriétaires. Le paysan peut bien cultiver et ensemencer partout où il trouve un terrain en friche, sans être obligé d’en demander la permission, mais il n’acquiert par là aucun droit de propriété, et le propriétaire peut lui reprendre le terrain quand il est défriché. Dans de telles conditions et avec la paresse inhérente à tous les peuples sauvages, il ne faut pas s’étonner que le paysan ne cultive que juste ce qu’il lui faut pour sa subsistance. Les impôts ne sont pas lourds : le paysan a environ un quintal de riz à fournir par an au gouvernement. Mais il n’en est que plus écrasé par les corvées et par d’autres réquisitions qui l’empêchent de se livrer librement à ses travaux.

La principale culture à Madagascar est celle du riz : on le sème et on le récolte deux fois par an, et le gouvernement assigne chaque fois un mois pour la faire. Ce serait sans doute un temps suffisant pour un peuple qui aurait de l’activité ; malheureusement les naturels de Madagascar sont loin d’être actifs ; aussi arrive-t-il souvent que le mois s’écoule sans que le travail se trouve achevé.

Après l’expiration du temps prescrit, le gouvernement met les hommes en réquisition pour tous les services imaginables, selon le bon plaisir de la reine ou des fonctionnaires institués par elle. Les plus malheureux sont ceux qui habitent le long des routes conduisant des ports de mer à la capitale. Ces pauvres gens ont tant de corvées à faire comme porteurs, qu’il ne leur reste presque pas de temps pour l’agriculture. Beaucoup ont quitté leurs cabanes et leurs champs et se sont réfugiés dans l’intérieur du pays pour échapper à ces pénibles corvées. Les villages commençant ainsi à se dépeupler, la reine, pour remédier au mal, a prononcé contre tout fugitif la peine de mort, et en même temps a déchargé les habitants des villages situés le long des routes du service militaire, le plus odieux de tous pour le peuple. Quelques petits villages furent aussi peuplés avec des esclaves de la la reine, qui n’ont d’autre obligation que celle de porter les fardeaux. Si les gens n’avaient qu’à transporter les denrées et les marchandises de la reine, leur service n’aurait rien de pénible ; mais tout noble, tout officier se procure des autorisations pour des services semblables, ou force les gens à les lui rendre sans y être autorisé. Ils n’osent se plaindre, car comment un paysan pourrait-il espérer obtenir justice contre un officier ou un noble ? Ils passent donc la plus grande partie de l’année sur la grande route.

Dans les endroits ou ils n’ont point à porter de denrées et de marchandises, on les emploie à d’autres travaux ; et quand il n’y en a pas on les convoque (non seulement alors les hommes, mais aussi les femmes et les enfants) dans tel ou tel lieu pour assister à un kabar. C’est ainsi qu’on nomme les séances publiques des tribunaux, les délibérations, les interrogatoires, les jugements et les assemblées du peuple, pour entendre les nouvelles ordonnances et les nouvelles lois de la reine.

Les kabars se tiennent quelquefois dans des lieux éloignés, de sorte que les pauvres gens ont plusieurs journées de route à faire pour s’y rendre. Les lois ne sont pas toujours aussi publiées de suite ; on en remet souvent la publication d’un jour à l’autre, et on retient les malheureux des semaines entières. Il arrive, dans ces occasions, que plusieurs meurent de faim et de misère, ne s’étant pas pourvus de riz pour un si long espace de temps ; et, n’ayant pas d’argent, ils sont obligés de se nourrir de racines et d’herbes. Mais la reine semble n’avoir en vue que leur destruction, car elle hait tous les peuples qui ne sont pas de sa race, et son plus grand désir, je crois, serait de les anéantir tous d’un seul coup.

Du temps du roi Radama, le pays était, à ce qu’on m’a affirmé, infiniment plus peuplé. Sous le règne de la reine actuelle, on n’a pas vu seulement plusieurs grands villages réduits à quelques misérables cabanes, beaucoup ont entièrement disparu. Ou nous montra souvent des places où il avait existé autrefois, disait-on, de beaux villages.

Nous couchâmes le 22 à Manambotre. À peu de distance de ce village, nous passâmes près d’un endroit où il y avait çà et là de grands rochers, ce qui nous surprit beaucoup, car le sol ne se composait partout ailleurs que de terrains n’offrant pas la moindre trace de pierres.

M. Lambert fit tuer le soir deux bœufs pour notre suite. On les amena devant notre cabane en les traînant avec des cordes qu’on leur avait passées autour des cornes ; plusieurs hommes armés de couteaux se glissèrent jusqu’à eux par derrière et leur coupèrent les tendons des pieds de derrière. Les pauvres bêtes tombèrent sans force et purent être tuées sans danger. Comme je l’ai déjà fait remarquer plus haut, on ne leur ôte pas la peau, on la rôtit avec la chair, et les naturels du pays la préfèrent même à cette dernière, parce qu’il s’y trouve plus de graisse. Les bœufs sont beaux et grands et d’un naturel très-doux ; ils appartiennent à la race des buffles.

Route dans l’intérieur de Madagascar. — Dessin de E. de Bérard d’après nature.

Le 23 mai commencèrent les mauvaises routes. Elles ne m’effrayèrent pas, car dans mes nombreux voyages, comme par exemple en Islande, dans l’ascension de l’Hekla, dans le Kurdistan, à Sumatra et en d’autres pays, j’en ai rencontré d’infiniment plus mauvaises ; mais elles parurent remplir d’épouvante mes compagnons de voyage. Le terrain a une forme ondulée ; il est formé de collines assez escarpées et tellement serrées qu’elles sont à peine séparées l’une de l’autre par des plaines d’une centaine de mètres. Les routes, au lieu de longer les flancs des collines, les montent et descendent perpendiculairement ; et le sol est une terre molle et argileuse qui, quand il pleut, devient glissante comme la glace. Il ne manque pas, en outre, de trous profonds faits par les milliers de bœufs allant continuellement de l’intérieur à la côte.

Je ne pouvais assez admirer nos porteurs. Il faut réellement une force et une adresse peu communes pour porter de lourds fardeaux sur de telles routes.

Les collines étaient revêtues d’une belle herbe épaisse, et quelques-unes couvertes de bois. Parmi ces derniers il y avait beaucoup de bambous dont les touffes délicates, d’un gris clair, brillaient d’une fraîcheur telle que je n’en avais encore vu. Comme, pour faire ombre au tableau, on voyait, à côté de l’éclatant bambou, le palmier raffia aux feuilles foncées de cinq mètres de long. Ce palmier est d’un grand prix pour les indigènes, qui, avec les fibres de ses feuilles, tressent les rabanetas ou nattes grossières destinées à envelopper le sucre et le café.

Je vis quelques magnifiques échantillons de l’urania speciosa. Ils viennent ici, dans l’intérieur du pays, bien mieux que sur la côte de la mer. Je me rappelle avoir lu dans quelques descriptions de voyages, qu’on ne trouvait ce palmier que dans des endroits où l’eau manquait, et qu’on l’appelait palmier d’eau ou bien arbre du voyageur, parce qu’entre chaque feuille et le tronc il s’amassait un peu d’eau qui servait à désaltérer les passants. Les naturels du pays prétendent au contraire que ce palmier ne vient que sur un sol humide et que l’on trouve toujours de l’eau dans son voisinage. Je n’eus malheureusement pas l’occasion de vérifier laquelle de ces deux assertions est exacte. Mais il faut espérer qu’il viendra un temps où les botanistes exploreront cette grande île, et où cette question se trouvera résolue avec beaucoup d’autres questions d’histoire naturelle et de géographie.

L’arbre du voyageur (urania speciosa). Dessin de E. de Bérard.

Un palmier qui réussit aussi parfaitement à Madagascar est le sagou. Par extraordinaire les indigènes en dédaignent la moelle, bien qu’ils ne soient pourtant pas difficiles dans le choix de leurs aliments, car ils ne mangent pas seulement des herbes et des racines, mais jusqu’à des insectes et des vers.


Célébration de la fête nationale. — Chant et danse. — Beforona. — Le plateau d’Ankaye. — Le territoire d’Émirne. — Réception solennelle. — Ambatomango. — Le Sikidy. — Marche triomphale. — Arrivée à Tananarive. — Le prince Rakoto.

Nous divisions d’ordinaire notre journée en deux parties. À l’aube du jour nous nous mettions en route ; après trois ou quatre heures de marche nous faisions une halte pour prendre notre déjeuner, dont le fond se composait de riz et de poulets, mais dont le menu se trouvait d’ordinaire augmenté par quelque pièce de gibier, surtout par des perroquets et d’autres superbes oiseaux tués en route par M. Lambert. Après un repos d’environ deux heures, on passait à la deuxième partie de la journée, généralement semblable à la première.

Mais le 24 mai on s’en tint à la première partie, en l’honneur de la grande fête nationale qui commençait ce même jour. La reine avait sans doute pris le matin même le bain du nouvel an. M. Lambert ne voulant pas priver nos gens du plaisir de prendre part à la célébration de la fête, nous nous arrêtâmes dans le village d’Ampatsiba à dix heures du matin.

On commença par immoler les bœufs. On n’en tua pas, il est vrai, comme l’exigeaient les règlements de la fête, autant qu’il en aurait fallu pour les besoins de ce jour et des sept jours suivants. Nos gens n’auraient pas pu emporter une si grande provision ; cependant cinq des plus belles bêtes furent sacrifiées en l’honneur de la fête ; M. Lambert ne se borna pas à traiter nos gens, mais il régala tout le village. Le soir, il s’assembla bien quatre ou cinq cents personnes, tant hommes que femmes et enfants devant nos cabanes, et, pour compléter les joies de la fête, M. Lambert fit circuler leur boisson favorite, le besa-besa. Cette boisson, qui ne parut à mon palais rien moins qu’agréable, se compose de jus de canne à sucre, d’eau et d’écorce amère d’afatraina. On verse d’abord l’eau sur le jus de canne à sucre, on laisse fermenter le mélange, on y met ensuite l’écorce, et on attend une nouvelle fermentation. La solennité du jour, et plus encore sans doute le besa-besa, provoquaient une telle gaieté parmi les habitants du village qu’ils nous gratifièrent spontanément de leurs chants et de leurs danses. Malheureusement la musique était aussi misérable que la chorégraphie.

Quelques jeunes filles se mirent à frapper de toutes leurs forces avec de petites baguettes sur un gros bambou ; d’autres chantèrent, ou pour mieux dire hurlèrent autant qu’elles purent. C’était un tapage infernal. Deux noires beautés dansèrent, c’est-à-dire s’agitèrent lentement çà et là sur un petit espace, levant à moitié les bras et tournant les mains tantôt en dehors tantôt en dedans.

Pour les hommes il n’y en eut qu’un qui voulut bien nous montrer son talent de danseur. Ce devait être le lion du village. Il fit des petits pas comme ses charmantes compatriotes, seulement il y mit un peu plus d’animation. Toutes les fois qu’il approchait d’une des femmes ou des jeunes filles, il se permettait malgré notre présence des gestes extrêmement libres, qui, de même qu’on le voit à Paris dans les bals publics, avaient le plus grand succès et étaient accueillis par des rires bruyants.

Je vis à cette occasion que les naturels du pays se servent non de tabac à fumer, mais de tabac à priser, seulement au lieu de le mettre dans le nez ils le placent dans la bouche. Les hommes et les femmes prennent la tabac de la même manière.

Après la joyeuse journée de la veille nos porteurs en eurent aujourd’hui une d’autant plus rude. Les collines étaient beaucoup plus hautes que celles que nous avions rencontrées jusqu’ici (de 170 à 200 mètres). Heureusement il n’avait pas plu, et les routes étant sèches on grimpait encore assez facilement.

Le pandanus mericatus ou vaquois pyramidal. — Dessin de E. de Bérard.

Toutes les collines et les montagnes étaient couvertes de bois touffu. Mais j’y cherchai en vain ces beaux arbres que j’avais vus dans les forêts vierges de Sumatra, de Bornéo ou même de l’Amérique. Les plus gros troncs devaient avoir à peine plus d’un mètre de diamètre, et les plus hauts arbres ne dépassaient guère trente et quelques mètres. Quant aux fleurs, je n’en vis qu’un assez petit nombre. Ce que ces forêts avaient de plus remarquable, c’étaient les grandes fougères qu’on trouve à Madagascar comme à Maurice. On me dit que tous les grands arbres avaient été coupés le long de la route, mais que dans l’intérieur des bois il y en avait de très-beaux et qu’il n’y manquait pas non plus de plantes grimpantes et d’orchidées, dont je n’aperçus sur la route que de rares spécimens.

Du haut de quelques montagnes que nous gravîmes, nous eûmes de superbes vues d’un genre tout particulier ; je n’ai pas encore rencontré de paysage aussi vaste, tout entier formé de collines, de montagnes et de gorges étroites, et sans aucune plaine. Nous aperçûmes deux fois la mer dans le lointain.

Ce pays devrait s’approprier parfaitement à la culture du café, car le caféier vient très-bien sur des coteaux à pentes rapides. Il doit être aussi excellent pour l’élève du bétail, surtout des moutons. On y verra peut-être quelque jour les plus belles plantations qui répandront la vie et l’animation sur cette terre superbe ; aujourd’hui tout y est malheureusement mort et désert ; à peine si nous découvrîmes par-ci par-là quelque misérable hutte, à moitié cachée derrière les arbres. Nous passâmes la nuit du 25 au 26 dans le village de Beforona.

Les trois journées suivantes furent employées à traverser le plateau d’Ancaye et la double chaîne d’Efody, puis nous pénétrâmes dans l’intérieur d’Émirne, pays dont est originaire la race des Hovas et au milieu duquel est située la capitale de toute l’île.

Le territoire d’Émirne consiste en un grand et magnifique plateau qui s’élève à plus de treize cents mètres au-dessus du niveau de la mer. On y découvre une grande quantité de collines isolées. Les forêts disparaissent, et l’on commence, en approchant de la capitale, à voir quelque culture, c’est-à-dire des champs de riz. Là où le riz n’est pas cultivé, le sol est couvert de cette herbe, courte et d’un goût amer, que j’ai souvent remarquée à Sumatra, et qui malheureusement n’est d’aucune utilité, puisque le bétail ne l’aime pas.

Le territoire d’Émirne ne semble pas non plus être très-peuplé, et même près des rizières j’ai souvent cherché inutilement les villages qui pouvaient être cachés derrière les collines. Je remarquai seulement dans les rares groupes d’habitations que nous traversâmes, que les huttes n’étaient pas ici, comme sur la côte, construites en bois ou en bambou, mais en terre ou en argile. D’ailleurs elles ne sont ni plus grandes, ni plus commodes, ni mieux meublées que celles des provinces maritimes.

La plus grande partie des habitants de Madagascar ne possède que quelques nattes de paille pour couvrir le sol nu et quelques pots de fer ou d’argile pour cuire le riz. Je ne vis nulle part de lits, ni même de caisses en bois pour serrer les habits et autres objets. Il est vrai qu’ils n’ont besoin ni des uns ni des autres ; car le sol leur sert de couche, et toute leur garde-robe se réduit, la plupart du temps, à un simbou unique qu’ils passent la nuit par dessus leur tête. Ceux qui poussent le luxe à l’excès se couvrent encore d’une des nattes de paille qu’ils fabriquent eux-mêmes. Une aussi complète absence de toutes les commodités de la vie ne s’était encore jamais offerte à moi que chez les sauvages de l’Amérique septentrionale, dans le pays d’Orégon.

Types malgaches. — Dessin de E. de Bérard d’après nature.

À quelques milles du village d’Ambatomango, où nous avions passé la nuit du 29, nous vîmes venir à notre rencontre une grande foule, musique militaire en tête. C’était une sorte de députation que le prince Rakoto, fils de la reine Ranavalo et héritier présomptif de la couronne, envoyait au-devant de M. Lambert pour lui témoigner son affection et son estime.

La députation se composait de douze des fidèles du prince, d’une troupe de soldats et d’un chœur de chanteuses.

Les fidèles de Rakoto, au nombre de quarante, rappellent tout à fait les leudes ou antrustions des anciens chefs germaniques. Ce sont de jeunes nobles qui ont tant d’amour et de vénération pour ce prince, qu’ils se sont engagés par serment à le défendre contre tout danger jusqu’au dernier homme. Ils demeurent tous dans son voisinage, et dans chacune de ses excursions il est toujours accompagné au moins d’une demi-douzaine de ces fidèles, bien qu’il n’ait pas besoin de cette espèce de garde, aimé comme il l’est de la noblesse et du peuple.

Cette députation prodigua à M. Lambert les mêmes honneurs que s’il eût été un prince de la famille royale, distinction qui jusqu’ici n’avait encore été accordée à personne de la plus haute noblesse de l’empire, ni à plus forte raison à un blanc.

Toutes les fois que notre cortége passait devant un village, toute la population accourait pour voir les étrangers ; beaucoup même se joignaient au cortége, de sorte que celui-ci grossissait toujours comme une avalanche. Les bonnes gens devaient être bien étonnés de voir des blancs traités avec de si grands honneurs. Personne ne pouvait s’expliquer cette distinction, car personne n’avait encore vu pareille chose.

Enfin une nouvelle preuve de l’affection du prince Rakoto attendait M. Lambert dans le village d’Ambatomango. C’était le fils unique du prince, enfant de cinq ans. Empêché, par une indisposition de la reine, de venir lui-même au-devant de M. Lambert jusqu’à Ambatomango, le prince lui avait envoyé son enfant, que M. Lambert avait adopté pendant son premier séjour à Tananarive.

La coutume de l’adoption est fort usitée à Madagascar. Dans la plupart des cas cela se fait pour avoir réellement un enfant ; mais, dans d’autres, c’est une grande marque d’amitié donnée par le père et l’homme qui adopte l’enfant. L’adoption est déclarée au gouvernement, et celui-ci, par un acte écrit, confirme les droits du nouveau père sur l’enfant adopté qui reçoit le nom du père adoptif, passe dans sa famille et obtient les mêmes droits que ses véritables enfants.

Le prince Rakoto, en faisant la connaissance de M. Lambert, l’avait tellement pris en affection, qu’il voulut lui donner la plus grande preuve de son estime et de son amitié en lui offrant son bien le plus cher, son fils unique, M. Lambert l’adopta, mais sans profiter de tous les droits d’un père adoptif ; il donna son nom à l’enfant, mais le laissa chez son véritable père.

Cet enfant n’est pas né prince, car sa mère est esclave. Elle s’appelle Marie, et malgré ce nom elle n’est point chrétienne. On la dit très-intelligente, très-bonne, et ayant beaucoup de caractère. Le prince l’aime éperdument et, pour être à même de la voir toujours auprès de lui, il l’a mariée, pour la forme, à un de ses fidèles.

Le lendemain nous devions entrer à Tananarive. Nous étions d’autant plus pressés que nous avions appris que le sikidy (l’oracle) avait désigné cette journée comme propice pour notre entrée dans cette capitale, et que la reine désirait nous voir profiter de ce moment favorable. Dans tout Madagascar, mais surtout à la cour, on est habitué, pour les affaires les plus importantes comme pour les plus insignifiantes, à consulter les augures. Cela se fait de la manière suivante, qui est extrêmement simple. On mêle une certaine quantité de fèves et de cailloux ensemble et, d’après les figures qu’elles forment, les personnes versées dans l’art augural prédisent une bonne ou une mauvaise fortune. Il y a, à la cour seule, plus de douze aruspices jurés que la reine consulte pour la moindre bagatelle. Elle respecte les sentences du sikidy, au point de renoncer pour beaucoup de choses à sa propre volonté, et de se rendre en cela l’esclave la plus soumise dans un pays qu’elle gouverne d’ailleurs si despotiquement. Veut-elle, par exemple, faire une excursion, il faut d’abord interroger les présages pour savoir et le jour et l’heure du départ. Elle ne mettra pas de robe, ne mangera d’aucun mets sans avoir consulté le sikidy. Même pour l’eau qu’elle boit, le sikidy doit indiquer à quelle source il faut l’aller chercher.

Il y a peu d’années encore, on consultait le sikidy à la naissance d’un enfant pour savoir s’il était venu au monde dans un moment favorable. Quand la réponse était négative, on plaçait le pauvre enfant au milieu d’un des chemins suivis par les grands troupeaux de bœufs. Si les bêtes passaient avec circonspection près de l’enfant sans le blesser, le charme fatal était rompu et l’enfant rapporté en triomphe à la maison paternelle. Il n’y avait naturellement que peu d’enfants assez heureux pour sortir sains et saufs de cette dangereuse épreuve. La plupart y perdaient la vie. Les parents qui ne voulaient pas soumettre leurs enfants à cette épreuve se contentaient de les exposer, surtout quand c’étaient des filles, sans plus s’en inquiéter. La reine a défendu l’épreuve aussi bien que l’exposition ; c’est peut-être la seule loi philanthropique qu’elle ait décrétée en sa vie.

Tous les voyageurs qui veulent aller à la capitale doivent en demander d’abord la permission à la reine, et attendre à une journée au moins de distance la décision du sikidy, qui fixe le jour et l’heure ou ils peuvent faire leur entrée. Il faut observer rigoureusement le jour et l’heure indiqués, et si dans l’intervalle le voyageur tombait subitement malade et se trouvait dans l’impossibilité d’arriver aux portes de la ville au moment prescrit, il faudrait adresser un nouveau message à la reine et attendre une seconde décision du sikidy, ce qui fait perdre aux intéressés plusieurs jours, et souvent plusieurs semaines.

Nous fûmes à cet égard très-heureux. Le sikidy eut l’amabilité de ne pas nous faire attendre un seul jour et de désigner justement comme propice celui auquel, d’après nos dispositions prises d’avance, nous pouvions arriver dans la capitale. Je suis portée à croire que, dans cette circonstance, la curiosité de la reine influença en quelque sorte sur la décision de l’oracle. La bonne dame devait être impatiente de se voir en possession des trésors que M. Lambert lui apportait.

Aux abords de la capitale, notre voyage devint une marche triomphale. En tête marchait le corps de la musique militaire, suivi de beaucoup d’officiers, dont plusieurs d’un rang très-élevé. Puis nous venions entourés des fidèles du prince ; le chœur des chanteuses, les soldats et le peuple fermaient la marche. De même que la veille, jeunes et vieux se pressaient autour de nous dans les villages par lesquels nous passions. Tout le monde voulut voir les étrangers attendus depuis longtemps, et beaucoup se joignirent au cortége et nous accompagnèrent plusieurs milles.

La route traversait toujours le beau plateau d’Émirne. Quel charmant aspect présenterait cette superbe contrée si elle était plus peuplée et bien cultivée ! On y voit, il est vrai, infiniment plus de champs et de villages que dans les autres districts que nous avions traversés, mais ni la population ni la culture n’y sont en rapport avec la fertilité du sol. Ce qui donne un charme tout particulier à ce plateau, ce sont les nombreuses collines qui s’y croisent de tous côtés sans se relier les unes avec les autres. L’eau non plus ne manque pas, et si on ne rencontre pas de grand fleuve, ou y trouve cependant une quantité innombrable de petites rivières et de petits étangs.

Il y a environ, quarante ans tout le plateau d’Émirne était encore couvert de bois ; mais aujourd’hui, dans un rayon de près de trente milles anglais, il est tellement dépouillé d’arbres qu’il n’y a que les riches qui se servent de bois comme combustible. Les pauvres ont recours à une espèce d’herbe de savane, dont les collines et les plaines sont abondamment couvertes, et qui produit une flamme très-forte mais naturellement de peu de durée. Heureusement ces gens n’ont besoin de feu que pour préparer leur repas. Ils peuvent se passer de chauffage, bien que dans les mois d’hiver le thermomètre descende jusqu’à trois ou quatre degrés, quelquefois même jusqu’à un degré Réaumur. Les maisons ont des murs d’argile assez épais et sont couvertes d’une herbe longue et serrée, de sorte que, malgré le froid du dehors, il fait toujours assez chaud dans l’intérieur.

Nous aperçûmes de loin Tananarive, la capitale du pays, située presque au milieu du plateau sur une des plus belles collines, et nous arrivâmes de bonne heure dans l’après-midi aux faubourgs qui entourent de toutes parts la ville proprement dite.

Ces faubourgs étaient originairement des villages séparés qui, en s’agrandissant, ont fini par s’agglomérer. La plupart des maisons sont en terre ou en argile, tandis que celles qui se trouvent dans l’enceinte même de la ville doivent être construites en planches, on du moins en bambou. Je les trouvai généralement plus grandes et plus spacieuses que celles des villages, et aussi beaucoup plus propres et en meilleur état. Les toits sont très-droits et très-hauts, et ornés à leurs extrémités de longues perches.

Les maisons, au lieu d’être alignées, sont placées par groupes, au pied ou sur les pentes de la colline. Le palais de la reine se trouve sur la cime la plus élevée. Les faubourgs par lesquels nous arrivâmes me parurent, à ma grande surprise, très-proprement tenus, et non-seulement les rues et les places, mais aussi les cours des maisons.

Ce qui me surprit encore plus que cette propreté, ce fut un grand nombre de paratonnerres. Presque toutes les grandes maisons en étaient pourvues. Ils ont été introduits par M. Laborde, un Français qui vit déjà depuis de longues années à Tananarive, et dont M. Marius me raconta, chemin faisant, la vie aventureuse.

Il n’y a peut-être pas, à ce qu’on me dit, d’endroit où les orages soient plus terribles et où la foudre tombe plus souvent qu’à Tananarive. Tous les ans près de trois cents personnes y sont foudroyées, et l’année dernière le nombre en monta jusqu’à quatre cents. Dans une maison le même coup de foudre tua dix personnes. Ces violents orages ont lieu du milieu de mars à la fin d’avril.

Il était quatre heures du soir quand nous arrivâmes chez M. Laborde, ami intime de M. Lambert et grand protecteur de tout Européen qui arrive à Tananarive. Sa maison devait être la nôtre pendant notre séjour dans la capitale.

Notre aimable hôte nous présenta aussitôt à deux Européens, les seuls, outre lui, qui demeurassent à Tananarive. C’étaient deux ecclésiastiques, hôtes de M. Laborde, l’un depuis deux ans et l’autre depuis sept mois. Le moment ne leur paraissant pas opportun pour se présenter comme missionnaires, ils cachaient cette qualité avec le plus grand soin. Il n’y avait que le prince et nous autres Européens qui fussions dans le secret. L’un passait pour un médecin, et l’autre pour le précepteur du fils de M. Laborde, revenu depuis deux ans de Paris, où son père l’avait envoyé faire son éducation.

Un superbe banquet nous réunit bientôt après autour d’une table dressée et servie à l’européenne, avec cette particularité que toutes les assiettes et tous les plats étaient en argent massif ; les verres même étaient remplacés par des coupes d’argent. On était au champagne et on commençait à porter des toasts quand un esclave vint nous annoncer l’arrivée du prince Rakoto. Levés aussitôt de table, nous n’eûmes pas le temps d’aller au-devant de lui. Dans son impatience de voir M. Lambert, il était venu sur les pas de l’esclave. Ces deux hommes se tinrent longtemps embrassés, et aucun d’eux ne put trouver un mot pour exprimer sa joie. On voyait qu’ils éprouvaient réellement l’un pour l’autre une profonde amitié. Nous tous qui assistions à ce touchant spectacle, nous ne pûmes nous défendre d’une vive émotion. Le prince Rakoto, ou pour l’appeler de son nom entier, Rakotond-Radama, est un jeune homme de vingt-sept ans. Je ne lui trouvai, contre mon attente, rien de désagréable. Sa taille est courte et ramassée. Sa figure et son teint ne répondent à aucune des quatre races qui habitent Madagascar. Il a tout à fait le type des Grecs de Moldavie. Ses cheveux noirs sont crépus mais non cotonneux, ses yeux foncés sont pleins de feu et de vie ; il a la bouche bien faite et les dents belles. Ses traits expriment une bonté si candide qu’on se sent de suite attiré vers lui. Il s’habille souvent à l’européenne.

Ce prince est également aimé et estimé des grands et des petits, et, au dire de MM. Lambert et Laborde, il mérite entièrement cette estime et cet amour. Autant la reine sa mère est cruelle, autant le fils est bon ; autant elle aime à verser le sang, autant il en a une horreur invincible. Aussi tous les efforts du prince tendent-ils à empêcher le plus possible les exécutions sanglantes et à adoucir les châtiments rigoureux que la reine inflige à ses sujets. À toute heure il est prêt à écouter les malheureux et à leur venir en aide ; il a défendu à ses esclaves de la manière la plus sévère de renvoyer qui que ce fût, sous prétexte qu’il dormait ou qu’il prenait son repas. Les gens qui le servent viennent souvent au milieu de la nuit éveiller le prince et implorer son secours pour des parents qui doivent être exécutés le lendemain de grand matin. S’il ne peut obtenir leur grâce de sa mère, il prend comme par hasard le chemin au moment où les malheureux, liés avec des cordes, sont conduits au lieu du supplice, et il coupe leurs liens et les engage à fuir ou à rentrer tranquillement chez eux, selon qu’ils courent plus ou moins de danger.

Quand on rapporte ensuite à la reine la conduite tenue par son fils, elle ne fait pas la moindre observation. Seulement elle cherche à couvrir du plus grand secret possible les condamnations et à en hâter l’exécution. Le jugement et le supplice se succèdent si rapidement que, quand par hasard le prince est absent de la ville, le message lui arrive trop tard pour qu’il puisse intervenir.

Il est étrange qu’avec cette différence complète des caractères, la mère et le fils aient l’un pour l’autre la plus tendre affection. Le prince a le plus grand attachement pour la reine ; il cherche à excuser de toutes les manières ses cruautés, et rien ne lui fait plus de peine que la pensée que sa mère pourrait ne pas être aimée.

Le noble caractère du prince est d’autant plus digne d’admiration que, dès sa plus tendre enfance, il a toujours eu devant les yeux le mauvais exemple de sa mère et qu’on n’a rien fait pour son éducation. Sur cent cas semblables, quel fils n’eût-on pas vu adopter les préjugés et les défauts de sa mère !

Grenier à riz et pigeonnier, à Madagascar. — Dessin de E. de Bérard d’après nature.

À part quelques mots d’anglais, on n’a rien cherché à lui apprendre. Tout ce qu’il est et tout ce qu’il sait, il le doit à lui-même. Que n’aurait-on pu faire de ce prince si son esprit et son talent avaient été développés par une instruction solide ? J’eus souvent occasion de le voir et de l’observer ; car il ne se passait guère de jour qu’il ne visitât M. Lambert. Je n’ai remarqué en lui d’autres défauts que trop peu de fermeté et de confiance en lui-même, et la seule chose que je redoute, si jamais le pouvoir arrive entre ses mains, c’est qu’il n’ait pas l’énergie nécessaire pour exécuter ses bonnes intentions.

En attendant il se passe peu de jours qu’il ne sauve la vie à quelque malheureux ou qu’il ne fasse du bien. Souvent il sacrifie dans ce but son dernier écu et son dernier boisseau de riz, et il éprouve une double joie quand il peut venir en aide à un malheureux sans que celui-ci apprenne d’où lui vient le secours.

Ce qui mieux que ma faible plume fera l’éloge de cet homme généreux, ce sont les paroles suivantes que je lui ai entendu prononcer moi-même. Il me disait qu’il lui était indifférent que ce fût la France ou l’Angleterre, ou quelque autre nation, qui possédât l’île, pourvu que le peuple fût bien gouverné. Il ne demandait pour lui-même ni trône ni royauté ; il était toujours prêt à renoncer par écrit à ses droits, et à vivre en simple particulier s’il pouvait assurer par là le bien de son pays.

Je dois avouer que ces paroles me touchèrent profondément et m’inspirèrent pour le prince une estime que je n’ai encore éprouvée que pour peu d’hommes. À mes yeux, un homme qui pense aussi noblement est plus grand que le plus puissant et le plus glorieux monarque de la vieille Europe.

Traduit par W. de Suckau.

(La fin à la prochaine livraison.)



  1. Suite. — Voy. pages 289 et 305.