À midi, nous sommes en selle et, les derniers téménas[1] échangés avec les autorités de Nicomédie, notre petite troupe sort de la ville.
Les deux zaptiés qui formaient notre escorte étaient, comme la plupart de leurs confrères, des gens de fort bonne mine, je veux dire solidement bâtis, d’une physionomie martiale, fièrement campés sur leurs chevaux, vêtus et armés avec recherche.
Les zaptiés remplissent en Turquie le rôle de nos gendarmes ; mais on suppose facilement que si le but général de leur organisation est le même, protection des personnes et maintien de l’ordre public, il n’y a, quant aux détails, aucune assimilation possible. Ils ne sont pas astreints à l’uniforme ; leur costume est celui du cavalier turc, si ce n’est qu’ils remplacent le vieux turban national par le fez d’ordonnance ; la couleur des vêtements, le dessin des broderies, le choix des armes de toute forme et de toute taille qui sont plantées dans leur ceinture rouge comme des épingles sur une pelotte, dépendent de la fantaisie de chacun.
La condition du zaptié est en parfaite harmonie avec les goûts favoris de l’Osmanli : caracoler sur un bon cheval, étaler des armes brillantes, errer par monts et par vaux en fumant le tchibouk ; se faire servir dans chaque village du café et parfois une poule et du pilav ; c’est un genre de vie fort apprécié en Turquie. Aussi chaque bourg, résidence d’un mudir, a-t-il ses zaptiés qui se fournissent de chevaux, s’équipent, pourvoient à leur entretien, moyennant une solde de 65 piastres (15 fr.) par mois[2], m’a-t-on assuré.
Malgré leur sobriété et le bon marché de toutes choses, de pareils appointements ne pourraient leur suffire s’ils n’y ajoutaient quelques profits, par exemple des gratifications accordées par les voyageurs qu’ils escortent. Ces gratifications montent très-haut lorsqu’il s’agit d’un raya, porteur de valeurs, et qui réclame la protection des zaptiés sans avoir le droit de les requérir ; il leur donne alors, en un jour, plus que le gouvernement dans tout le mois. Il est rare aussi qu’ils partent à jeun d’un village où ils ont fait halte ; et souvent, au konak, les restes de la table du kaïmakam ou du mudir suffisent à leurs repas. Les profits vont-ils au delà ? Existe-t-il entre les brigands et eux de secrètes intelligences, comme de mauvaises langues nous l’ont parfois laissé entendre ? J’aime à me persuader le contraire et à penser que si cela s’est vu, ç’a été à titre d’exception. Ils peuvent bien éviter la rencontre des bandes qu’ils seraient impuissants à disperser, ils peuvent fermer les yeux sur les méfaits de quelques petits tyrans, peu scrupuleux dans leurs rapports avec des voisins rayas ; mais plusieurs, tout récemment, se sont fait tuer en défendant des convois dont ils avaient la garde, et lorsqu’un voyageur s’est confié à eux, il a raison, je le crois, de compter, sinon sur une complète sécurité, du moins sur leur loyauté. Je n’ai pas le souvenir de les avoir vus brutaliser ou rançonner les gens de la campagne, et ceux à qui nous avons eu affaire se sont toujours montrés honnêtes, alertes, pleins de soins et d’attentions à notre égard.
D’Izmid à Sabandja la distance est de trente kilomètres ; nous mettons six heures à la franchir. La route, large d’environ quatre mètres, pavée de pierres plates ou rondes, est tellement dégradée que les chevaux ne peuvent y marcher ; il faut presque constamment se tenir dans les sentiers latéraux devenus, à la suite de quelques jours de pluie, de véritables fondrières. La chaussée d’ailleurs est rompue et disparaît sur plus d’un point.
C’est l’ancienne voie romaine qui traversait l’Asie Mineure du nord-ouest au sud-est jusqu’aux confins de la Syrie, l’artère principale d’où rayonnent encore aujourd’hui les différentes lignes qui relient le golfe Persique au Bosphore, les grandes villes de l’Arménie, de la Mésopotamie, de l’Anatolie à la capitale de l’empire. Les premiers sultans l’ont sans doute entretenue, mais elle est tombée depuis longtemps dans un état de complet abandon, partageant en cela le sort qu’ont éprouvé, en Turquie, tous les ouvrages du même genre.
Nous rencontrons, tantôt des attelages de bœufs épuisant leurs forces à tirer hors des bourbiers deux ou trois paires de roues sur lesquelles sont assujettis d’énormes troncs d’arbres ; tantôt des convois de chameaux, les uns en marche, les autres se préparant à bivaquer dans quelque clairière.
Les taillis qui bordent la route, étouffés sous les lianes et les vignes sauvages, offrent à l’œil une série de buissons épais, mêlés de pelouses sur lesquelles se dressent d’énormes platanes. La tige de ces arbres est mutilée, le plus souvent, à quelques toises du sol, ce qui nuit à la beauté de leurs proportions. À sa base, le tronc présente ordinairement une excavation servant aux chameliers de guérite et de cheminée.
Notre marche n’est interrompue que par un repos de quelques instants devant un derbend[3] situé dans les bois, à l’ombre de grands platanes, et nous entrons, vers six heures et demie, à la nuit presque close, dans le bourg de Sabandja. Les rues, comme dans la plupart des villes turques, y sont fort étroites et pour ainsi dire recouvertes par la saillie que forment les toits des maisons. Nous le traversons dans toute sa longueur pour gagner à l’autre extrémité un bâtiment isolé, perdu au milieu des arbres, et qu’on nous dit être un khan nouvellement construit
- ↑ Les téménas sont les saluts. Il y en a de plusieurs degrés : le téména humble exige que l’on se courbe à demi et que, de la main, on fasse le geste de ramasser de la poussière aux pieds de celui qu’on salue et de la verser sur son front ; pour le téména respectueux, on porte la main au cœur, à la bouche et au front. La main portée seulement au cœur ou au front constitue le téména familier. Généralement, en Orient, le supérieur salue le premier son inférieur ; celui-ci attend ce signal pour être certain que ses politesses ne seront point importunes. Les étrangers, faute d’être au courant de cet usage, sont tentés de taxer de grossièreté ce qui, au fond, n’est qu’un raffinement d’humilité (voy. t. VIII, p. 150).
- ↑ Les appointements d’un mudir sont de 300 piastres (75 francs) par mois.
- ↑ Ce mot veut dire proprement défilé ; il sert aussi à désigner de petits bâtiments, moitié corps de garde, moitié cafés, répandus sur les lignes que suivent les courriers et les caravanes, pour servir de stations aux zaptiés et d’abri aux voyageurs.