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frères unis de Gédéon, association cimentée par d’horribles serments, ayant pour fin, dit-on, l’assassinat légal et mystérieux qui a déshonoré les tribunaux vehmiques.

Quelques écrivains du vieux monde ont douté et même nié résolument que cette bande de coupe-jarrets qui, récemment encore, étaient la terreur des émigrants se rendant par terre de l’Atlantique en Californie, aient jamais commis de ces meurtres sacrés, dont la voix publique, en Amérique, n’a cessé de les accuser, et dont le général Bennet, un transfuge du camp des Saints, a reproduit la mise en scène (voir p. 393). Nier et douter qu’un fripon notoire, se posant en révélateur, ait pu reculer devant le sang versé et se refuser l’emploi de la terreur pour soutenir l’édifice de ses fourberies sacriléges, c’est charitable, sans doute, mais c’est malheureusement méconnaître les fatales tendances de l’esprit humain engagé sur la pente du crime : c’est oublier l’histoire.

En juin 1839, Joseph Smith, après plusieurs procès, incarcérations, évasions et acquittements, reparaît dans l’Illinois, sur les bords du père des eaux, où, dans un site admirable, il fonde pour son peuple dispersé une nouvelle cité et la baptise du nom de Nauvoo qui, dans l’argot des Saints, signifie la belle. La population, grossie par les recrues que les missionnaires mormons faisaient en Europe, ne tarda pas à s’élever à vingt-cinq mille âmes. Smith, non content d’en être le prophète, s’en déclara le maire et juge, puis, en 1841, le général ; il revêtit l’uniforme, et enfin, son ambition grossissant avec le succès, il posa en 1843 sa candidature à la présidence des États-Unis. Mais, dans ce moment même, les haines accumulées autour de lui et de sa secte avaient éveillé le juge Linch, à défaut du pouvoir central. Une dernière et fâcheuse révélation l’ayant attiré à Carthage, chef-lieu du comté Jackson, il y fut incarcéré et tué dans sa prison par une bande d’hommes masqués. Deux ans après, ses disciples, sous la conduite de Brigham Young nommé président des douze apôtres, abandonnèrent Nauvoo en butte aux attaques des gentils, et qui bientôt tomba en ruine avec son temple inachevé (voir p. 400). Se dirigeant peu à peu à l’ouest, ils vinrent former autour du grand lac Salé un établissement qui a pris un accroissement aussi rapide que surprenant. On n’a pas manqué, pas plus en Amérique qu’en Europe, d’attribuer uniquement aux doctrines et aux vertus des Saints les heureux changements opérés dans un désert stérile. Peut-être aurait-il fallu faire entrer en ligne de compte dans les progrès de l’industrie, de l’agriculture et de la population de l’Utah, la situation géographique, qui fait de cette contrée la grande voie ouverte aux émigrants dont les flots se succèdent depuis dix ans des bords de l’Atlantique jusqu’en Californie. Mais cette raison est trop simple pour plaire au vulgaire. Celui-ci aime le merveilleux, et à quelle dose !… C’est ce dont on peut juger par l’histoire authentique de Joseph Smith, prophète révélateur et martyr pour cent cinquante mille au moins de nos contemporains.

La chambre où le prophète Smith fut tué à Carthage. — Dessin de Ferogio d’après the road from Liverpool.


X

Le voyageur reprend son bâton de route. — Le lac Salé et ses bords.

Le gouverneur Cumming avait bien voulu m’inviter à l’accompagner aux bords du lac, où il se rendait avec sa femme, dans un but de plaisir. Donc, un beau matin, nous descendons la route de l’Ouest, et, franchissant le Jourdain sur un pont branlant, à deux voies, nous débouchons dans une plaine immense hantée par le mirage, et quinze milles, franchis sur une bonne route, nous conduisent à la Pointe-de-la-Montagne, la tête de l’Oquirrh, où des buttes pyramidales bordent l’extrémité sud du lac d’une suite d’assises coupées à vive arête et descendant vers la plaine en gradins gigantesques. Une apparence quelconque de régularité dans les œuvres de