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VOYAGE EN ESPAGNE,

PAR MM. GUSTAVE DORÉ ET CH. DAVILLIER[1].




VALENCE.


1862 — DESSINS INÉDITS DE GUSTAVE DORÉ. — TEXTE INÉDIT DE M. CH. DAVILLIER.


La bibliothèque. — Le musée de la Merced et ses palmiers. — Les mozos de la escuadra. — La tartana.

Valence a été le berceau de l’imprimerie en Espagne : sa bibliothèque est une des plus riches du royaume ; le conservateur nous en fit les honneurs avec une parfaite obligeance, et nous montra le premier livre qui ait paru en Espagne, intitulé : Obres o Trobes, c’est-à-dire : Œuvres et Poésies, en l’honneur de la sainte Vierge ; ce livre, en dialecte valencien, a été imprimé à Valence en 1474 ; nous vîmes encore le fameux roman de chevalerie Tirant lo Blanch, en vulgar lengua valenciana, imprimé à Valence en 1490, « trésor d’allégresse et mine de divertissements, où les chevaliers errants mangent, dorment, et meurent dans leurs lits, choses qui manquent à tous les livres de la même espèce. » Ce jugement, porté par le curé du village de don Quichotte, valut à Tirant le Blanc d’échapper au terrible auto-da-fé qui consuma la bibliothèque de l’ingénieux hidalgo, ce qui n’empêche pas ce livre d’être d’une rareté extrême : on n’en connaît que trois exemplaires.

Le musée de Valence occupe les bâtiments de l’ancien couvent de la Merced ; à part quelques tableaux de Juan de Juanes et de Ribalta, les meilleurs peintres de l’école valenciennes, il en renferme peu qui méritent d’être cités ; quand nous le visitâmes, on était occupé à un remaniement, et une quantité de grandes toiles étaient empilées le long des murs, la plupart à l’envers, ce qui ne nous laissa que peu de regrets. Si le musée de la Merced n’est pas très-riche en tableaux, il offre une curiosité d’un autre genre : on voit dans une des cours des palmiers gigantesques dont les cimes dépassent de beaucoup les toits du couvent, et qui ont été plantés il y a plus de cent ans, comme en fait foi une inscription commémorative gravée sur une plaque de marbre.

De même que Barcelone, Valence à sa calle de la Plateria, dont toutes les boutiques sont occupées par des orfévres ; les bijoux qu’on y fabrique, destinés principalement aux riches llauradoras de la huerta, sont en général d’un goût charmant : la plupart sont montés en or mat, comme les bijoux antiques, et ornés de nombreuses perles fines.

Un jour que nous flânions dans la calle de la Plateria, tout en faisant notre choix aux vitrines des différents plateros, nous fûmes tout à coup distraits de nos achats par l’apparition de quatre gaillards superbes, à la mine rébarbative et à la démarche pleine de désinvolture ; leur costume, qui rappelait assez celui de Fra Diavolo, Marco Spada et autres brigands d’opéra-comique, se composait d’un amas invraisemblable de plumes de coq, de ceintures rouges, de pistolets, de poignards, de mousquets dignes du magasin des accessoires de l’Ambigu-Comique. C’étaient des mozos de la escuadra, corps de troupe peu nombreux, dont la mission spéciale est d’arrêter les gens dangereux, mala gente, assassins ou voleurs, qui se cachent dans les endroits les plus inaccessibles des montagnes. Comme Doré dévorait des yeux ces superbes modèles, je m’approchai d’eux et j’engageai une conversation assez longue, ce qui lui permit de les étudier à loisir. Plus tard, dans une excursion que nous faisions dans la Muela de Cortès, une des plus hautes montagnes du royaume de Valence, le hasard nous fit rencontrer un poste de mozos en observation sur un sommet élevé ; si nous n’avions connu leur costume, nous eussions cru être tombés dans une embuscade de brigands ; les braves mozos nous offrirent leur bota, outre en peau de bouc remplie de vin noir ; nous répondîmes à leur politesse en leur offrant des cigares, et nous les quittâmes en leur souhaitant bonne capture.

Une des principales industries de Valence est la fabrication de la faïence ; dès le moyen âge la loza valenciana était en grande réputation, et était expédiée en Italie et dans le Levant ; ces plats et ces vases, aux brillants reflets d’or ou de cuivre, sont maintenant très-recherchés des amateurs[2]. C’est à Manises et dans les villages voisins que se font encore aujourd’hui toutes sortes de faïences ; notamment des azulejos, petits carreaux vernissés aux brillantes couleurs qu’on emploie pour le dallage et pour le revêtement des murs.

Manises est un joli village à deux lieues de Valence ; nous avions pris pour nous y rendre une tartana, le seul véhicule usité dans le pays et un des plus arriérés qu’on puisse voir ; la tartana, qui n’a aucun rapport avec le bateau qui porte le même nom, est une espèce de charrette couverte de toile cirée supportée par des cerceaux arrondis ; l’intérieur est garni de deux bancs parallèles, placés dans le sens de la longueur ; la caisse, qui n’est aucunement suspendue, pose simplement sur les essieux, en sorte qu’au moindre cahot, les voyageurs sont lancés les uns sur les autres ; la tartana est fermée par

  1. Suite. — Voyez pages 289 et 305.
  2. Histoire des faïences hispano-moresques, par M. J. C. Davillier. Paris, 1861, Victor Didron.